Food / La livraison, quand on tient une pizzeria par temps de Covid ? Pas le choix ! Marion Bohé n'a cependant pas cédé aux sirènes de Deliveroo and co, et a monté sa propre structure. Inclus : CDI, vélos électriques et sacs à dos roses.
Six mois que l'on se contente de fourchettes en bois et d'assiettes en carton... Enfin, les restos remettent le couvert ! Mais les semaines à venir vont aussi être l'occasion de constater ce que confinements et couvre-feux ont fait à la restauration. Conséquences économiques certainement, culturelles aussi. En premier lieu : les Françaises et Français qui le pouvaient ont expérimenté la bouffe livrée. Et pas qu'un peu. Les croissances à trois chiffres des plateformes et les recrutements (de milliers de livreurs comme de cuistots) donnent des indices quant à l'ampleur du phénomène. Le couvre-feu, condamnant la vente à emporter, a fini de jeter une partie des restaurants dans les bras de la virtualisation.
Quand on s'attarde sur son fonctionnement, le système ne semble pourtant satisfaire personne : commissions élevées, conditions de travail indignes. Ironie du sort, un mois avant le premier confinement, les Prud'hommes condamnaient Deliveroo pour travail dissimulé. On débattait de la fin d'un système qui... un an et demi plus tard, ne semble s'être jamais aussi bien porté. À tel point qu'on a vu se multiplier les darks kitchens, cuisines sans restaurant, uniquement dédiées à la livraison.
Six minutes de pédalage maximum
On est heureux d'avoir été parmi les premiers à recommander les deux restaurants de Marion Bohé, tout en haut des Pentes : Le Desjeuneur, brunchs à toute heure, et Maria, pizzas napolitaines. Dans le monde d'avant, il fallait faire la queue pour espérer s'y attabler. Mais au premier confinement, tout s'est arrêté : « l'équipe était inquiète, on ne savait rien de ce virus, on devait subitement fermer alors que la veille on accueillait sans masque [alors indisponibles] ».
Au printemps, elle s'est pourtant convertie à la vente à emporter, pour ses équipes, pour montrer aux clients qu'elle existait encore. « Ça nous rendait ultra-dépendant de la météo », alors, au mois d'août a germé l'idée de passer à la livraison. Mais comment faire ? « J'avais participé à un débat avec le directeur commercial de Deliveroo lors du Sirha, et clairement, on ne se comprenait pas. Par la suite, j'ai entendu un précurseur des cuisines virtuelles, dépeindre un futur où plus personne ne saurait se faire à manger, un futur aux antipodes de nos valeurs. » Elle explique : « la salle, l'accueil, c'est 50% de la qualité de ce qu'on fait. Les plateformes c'est la mise à distance du client et du restaurateur. Quand ils commandent en ligne les gens veulent juste de la nourriture apportée sur leur palier, peu importe qui il y a derrière. »
On ajoutera : peu importe qui il y a au milieu, des livreurs mis en concurrence, sous-payés, pas assurés, qui se font "déconnecter" au moindre écart. Donc Marion, la livraison, ok, mais à certaines conditions. « J'ai loué des vélos électriques, on a défini une distance maximale de livraison (six minutes de pédalage), une quantité maximale de commandes (deux par livreurs), j'ai salarié des livreurs, qui sont aussi assurés. » Ainsi, « on travaille dans de bonnes conditions, et on maîtrise le service qu'on propose. Les pizzas n'arrivent pas froides, quand il pleut on limite le nombre de livraisons, quand il y a un problème on est au courant. »
L'alternative aux prédateurs
Un rapport au Premier Ministre, daté de décembre, ne préconise pourtant pas le salariat face au tâcheronnage. Mais plutôt de placer un tiers (des sociétés de portage salarial par exemple) entre plateformes et livreurs. Mais ces derniers n'attendent plus le politique et commencent à s'organiser. D'aucuns pour lutter : le précurseur a été le CLAP parisien, puis des collectifs de sans-papiers ; depuis, des sections syndicales sont nées. D'autres pour travailler différemment : chez Olvo à Paris, ou chez les Coursiers Bordelais, les livreurs sont associés selon le modèle de la coopérative. Certaines se fédèrent au sein de CoopCycle et entendent ainsi proposer une alternative aux prédateurs de "l'économie collaborative".