Palme d'Or 2021 / Une carrosserie parfaitement lustrée et polie, un moteur qui rugit mais atteint trop vite sa vitesse de croisière pépère... En apparence du même métal que son premier et précédent long-métrage, Grave, le nouveau film de Julia Ducournau semble effrayé d'affronter la rationalité et convoque le fantastique en vain. Dommage.
Victime enfant d'un accident de voiture dont elle a été la cause, Alexia vit depuis avec une plaque de titane dans le crâne. Devenue danseuse, elle se livre en parallèle des meurtres affolant le sud de la France et “s'accouple” avec une voiture. Pour se faire oublier après une soirée très sanglante, Alexia endosse l'identité d'Adrien, un adolescent disparu depuis dix ans. Son père, un commandant de pompiers détruit, va cependant reconnaître ce “fils” prodigue et l'accueillir...
Programmé par la Semaine de Critique en 2016, le sympathique Grave avait instantanément transformé Julia Ducournau, dès son premier long-métrage, en nouvelle figure de la hype cinématographique française. Sans doute les festivaliers, déjà peu coutumiers des œuvres se revendiquant d'un “autre cinéma” louchant vers le fantastico-gore, la série B et les séances de minuit, avaient-il été titillés par le fait que ce film soit signé non pas par l'un des olibrius vaguement inquiétants fréquentant les marches du Palais (Gaspar Noé, Lars von Trier, NWR, Mandico...) mais par une jeune réalisatrice présentant bien. Le peuple de la Croisette, et sans doute celui de Berlin et de Venise, semble avoir besoin d'être rassuré : il lui faut du décalage entre du sordide à l'image et du propret sur le tapis rouge. Ce même décalage qui permet également à un parterre en smoking et talons hauts de rigueur, ces uniformes hors d'âge, de s'émouvoir devant des histoires de chômeurs ou de réfugiés...
Crash sexe Alexia
Il n'empêche que le cinéma auquel Julia Ducournau se rattache, underground de niveau supérieur, ne surgit pas de nulle part et possède une foule de fenêtres et de réseaux de diffusion. À commencer par les festivals spécialisés — dont Hallucinations Collectives, pour lequel elle pourrait presque paraître trop mainstream. Pas uniquement parce qu'elle se prévaut de l'onction cannoise, mais parce que la dimension fantastique ici semble relever de l'accessoire, du prétexte, du superflu. Comme l'excipient légitimant le statut de la cinéaste parmi les auteurs hybridant la chair et le cyberpunk. Mais, si l'on s'y attache vraiment, le cœur et le sens du drame se passent totalement du coït mécanique et des épanchements huileux causés par la gestation d'Alexia. Là où Crash et EXistenZ de Cronenberg, Jumbo de Zoé Wittock dépendent totalement des interactions entre l'humain et la machine, Titane peut en réalité parfaitement s'en absoudre.
Toutefois — et c'est là que le paradoxe est intéressant —, Titane a de quoi revendiquer une certaine filiation parmi les films de genre de Cronenberg, Carpenter ou Takashi Miike (entre autres auteurs asiatiques). Filiation et genre ? Deux termes qui définissent pleinement le personnage d'Alexia, jouant au coucou dans une autre famille que la sienne en changeant opportunément d'identité. C'est dans cette usurpation, dans la dissimulation de sa féminité (et de sa gestation) ; dans le trouble et le rapport à son “père“ fétichisant son drôle de corps qu'il y a de l'étrangeté. Nul besoin de napper le tout d'huile de vidange !
D'autant que Julia Ducournau possède, en sus de ses comédiens, un allié de poids pour écrire visuellement son histoire en la personne de son directeur de la photographie Ruben Impens, déjà à la manœuvre sur Grave. Son stupéfiant travail, de la fluidité des plans-séquences à la netteté sans défaut des scènes de nuit, en passant par les ambiances lumineuses façon néon coloré (dans Pulp Fiction, Chungking Express ou Driver, ça fonctionne toujours) est pour beaucoup dans l'effet dérangeant produit par le film. À peu près autant que les craquement d'os et de cartilages.
★★★☆☆Titane
Un film de Julia Ducournau (Fr-Bel, int.-16 ans, 1h48) avec Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier...