Michel Raskine : « au théâtre il n'est que fiction »

La Chambre rouge (fantaisie)

Célestins, théâtre de Lyon

Jusqu'au 29 septembre 2024, à 20h30 sauf jeudi à 20h et dimanche à 16h30

Entretien / Le metteur en scène et ancien directeur du théâtre du Point du Jour redevient acteur pour la création, aux Célestins, de Ma Chambre rouge (fantaisie), qu’il a commandé à sa complice autrice Marie Dilasser. Il joue « Moi » sans pour autant raconter sa vie. Explications à quelques jours de la première.

Vous avez dit il y a quelques mois que cette nouvelle pièce n’était pas autobiographique. Pour autant, vous êtes en scène et incarnez un personnage qui se nomme « Moi ». Quelles pistes avez-vous donné à l’autrice Marie Dilasser lors de cette commande d’écriture ?

Michel Raskine. La toute première envie, au départ, c’est de jouer un texte de Marie Dilasser (avec qui c’est notre 5ᵉ spectacle ensemble depuis notre rencontre quand elle sortait de l’ENSATT – les deux versions de Quoi être maintenant ?, Le Sous-locataire, Treize à table, Blanche-Neige). Je lui ai donné beaucoup de cartes dont la base était : un mec qui s’enferme pour toujours dans une chambre. Elle n’a pas du tout été impressionnée par la vastitude de mes autres demandes. Ça ne la tétanise pas et ça me donne toutes les audaces, je ne me censure pas. Il y a eu un ping-pong entre nous, elle réagit très vite. Je voulais par exemple qu’il y est un adolescent et un vieux et que ce soit explosif et un peu tendre. Je ne voulais pas que ça dure plus d’une heure [au final, c’est 1h15 ndlr] et je voulais aussi danser. Et il fallait des subterfuges pour que je ne parle pas en permanence. Il y a notamment une voix, celle de « Maman », Marief Guittier. Et un 3ᵉ personnage qui apporte des lettres, Mitou.

Par ailleurs, il se trouve que j’ai dû reprendre le rôle dans Blanche-Neige [NDLR, sa précédente pièce qui est programmée au théâtre de la Croix-Rousse cette saison], avec le texte à la main, suite à un désistement et j’ai été extrêmement à l’aise avec l’écriture burlesque. Je n’avais pas joué depuis 15 ans et Le Jeu de l’amour et du hasard.

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C’est très étrange le rapport au jeu car j’ai beaucoup joué (notamment sous la direction de Roger Planchon) mais quand je suis devenu metteur en scène, ça ne me manquait pas. J’ai toujours pris soin de jouer un peu dans les spectacles des autres (Gwenaël Morin…) pour ne pas perdre la main en rapport avec qui m’avait toujours fasciné chez Chéreau. Patrice, sans le théoriser, y revenait régulièrement et je suis me suis toujours dit que c’est quand même pas mal que des metteurs en scène montent sur scène régulièrement, pas pour un plaisir manquant car y’a toujours un plaisir qui en remplace un autre – je n’étais pas du tout frustré de ça, je travaillais beaucoup et mes spectacles marchaient – mais parce que jouer c’est un métier et que je suis très admiratif et celles et ceux qui osent aller sur scène.

Par rapport à l’autobiographie, je me suis blindé en lui disant qu’elle pouvait prendre ce qu’elle voulait dans ma vie, comme par exemple le fait que ma mère soit revenue des camps de déportation de Ravensbrück. Je ne suis pas contre l’autofiction mais je ne pense pas que ce texte en soit. J’ai en moi, profondément ancré, qu’au théâtre il n’est que fiction. J’ai vraiment un problème avec le théâtre documentaire car, dans les cas les moins réussis, ça ne m’intéresse pas ; j’aime les spectacles à base de documentaires mais avec une très forte présence de l’art théâtral. Ce n’est pas parce que mon personnage s’appelle Moi que c’est Michel. Je me suis vite défendu et protégé de ça. Ce spectacle ne s’adresse pas à mes amis. J’abhorre l’entre-soi. Le théâtre s’adresse à tous.

Malgré tout, ça relate la vie d’un vieux personnage, Moi. Quelle part y’a-t-il pour la nostalgie dans ce spectacle ? Elle est évoquée dans le texte.

Je crois qu’elle s’est imposée et que je ne voyais pas comment elle ne pouvait pas s’imposer. J’ai 73 ans et la lutte contre la nostalgie me revient dans la gueule tout le temps, c’est totalement inévitable et c’est pas très grave. Mais si ça devient un carburant à la vie d’aujourd’hui, alors là c’est non. Deux mots sont proches et n’ont pas le même sens, nostalgie et mélancolie. La mélancolie je ne la crains pas du tout car le monde est dur et ça peut être un refuge provisoire. La nostalgie c’est pas terrible mais c’est très intéressant théâtralement. C’est tous les Alceste, le prototype de l’isolé dans le monde, seul parmi les autres et pour qui c’est toujours mieux avant. Ce n’est pas ma vie ça. Ça ne m’appartient pas du tout, ça appartient au personnage qui la combat par le burlesque. C’est ma commande aussi à Marie de faire un spectacle de cabaret. C’est pour ça que très vite le titre s’est imposé avec le mot de « fantaisie » qui pour moi est majeur. Je me rends compte qu’en vérité les spectacles qui me plaisent ont de la fantaisie. Chez les très grands du théâtre il y a toujours un moment de rêverie ou d’humour. Je ne conçois pas le théâtre sans humour. Ça me parait impensable. Comme les spectacles de Pina Bausch qui sont d’une noirceur totale sur les rapports entre les hommes et les femmes et qui sont aussi ceux où il y a le plus d’humour au monde.

Vous dites avoir voulu danser dans cette création. Il est aussi question de corps « qui tombe ». « T’es vieux, tu dégringoles / ta chair craque, pète, grogne (…) ton squelette s’effrite, se tasse … » lit-on. Vous avez guidé Marie Dilasser vers cette thématique ?

Tout ça c’est le miracle de Marie. Ce qu’elle veut dire ne m’appartient pas du tout mais s’accorde avec moi. Je voulais danser car, longtemps, ça a été très important pour mon travail de metteur en scène d’être spectateur de danse. Ça m’a vraiment éduqué à la mise en scène. Parfois, inconsciemment, je parle de chorégraphie pour mon travail. Et puis j’ai toujours pensé que le corps raconte des choses très puissamment et ça fait un équilibre avec la langue extrêmement présente de Marie Dilasser. Il y a trois moments dansés dans le spectacle. Denis Plassard est venu travailler avec moi. J’avais des idées précises d’un fox trot puis d’un solo sur une musique de Scarlatti par exemple.

Il y a des fantômes aussi dans ce texte (Shakespeare, Beckett et la citation de « oh les beaux jours »…). Comment sont-ils apparus ?

C’est nous deux, Marie et moi. On s’est renvoyé des fantômes, nos inspirateurs plutôt. Avec ce trio (le vieux, l’ado et un qui s’introduit de force dans la chambre), elle a fabriqué une famille recomposée. Ils veulent tous s’adopter, être les parents des uns des autres. Le théâtre c’est génial car ça fabrique des familles. Fin de partie l’a beaucoup inspirée. J’ai toujours aussi été un grand lecteur d’Hervé Guibert. Elle l’a fait rentrer dans la pièce.

 

© Marion Bornaz

Est-ce qu’avec ce spectacle peuplé de vos inspirateurs, vous signez vos adieux à la scène ? 

Je travaille déjà à faire celui-là, ça prend une énergie folle. Je n’ai pas de projets d'avance mais j’ai beaucoup d’envies de théâtre. Cependant les conditions économiques du théâtre ont changé. Les spectacles sont de moins en moins joués et c’est une catastrophe. Il y a une concurrence de beaucoup de bons spectacles. Donc je ne sais pas si c’est le dernier, notamment pour des raisons économiques. Puis je ne dois pas sous-estimer ma santé physique. Mettre en scène n’est pas si dur mais jouer n’est pas un métier de vieux. C’est extrêmement fatigant physiquement. Et en France, comme il n’y a pas de troupe en dehors de la Comédie-Française, il n’y a pas de confrontation entre les jeunes et les vieux. Un des effets secondaires des écritures de plateau et de la difficulté des jeunes à trouver du travail, c’est que ça produit – souvent avec de la réussite – des spectacles générationnels. Je vais voir encore de nombreux spectacles, en les choisissant plus qu’avant. Je suis absolument admiratif de cette génération de jeunes femmes qui font des pièces de 4h (Lorraine de Sagazan, Ambre Kahan, Tiphaine Raffier, Julie Deliquet, Caroline Guiela Nuguyen…).

Par ailleurs, tous les gens qui me défendaient et me protégeaient sont soit morts soit à la retraite mais j’aimerais continuer à faire des spectacles même si mourir sur scène comme dit Dalida ce n’est pas mon truc.

Toutefois il faut qu’on m’accorde que ce spectacle est une expérience, une « épreuve » dans le sens de Marivaux, une expérimentation. Et d’ailleurs, il faudrait que chaque spectacle soit une expérience. Trop de spectacles ne le sont pas, ils "déroulent ", sont dans une norme. On ne peut pas dérouler un spectacle, ni baliser. J’espère que le mien ne balise pas trop même si quand est metteur en scène, on organise le plateau. Mais ma porte ouverte c’est l’écriture de Marie. Ce n’est pas ma pièce même si je l’ai inspirée. Il ne me viendrait jamais à l’idée de co-signer la pièce même s’il y a à l’intérieur une foultitude de choses qui m’appartiennent. Ce texte n’est pas de moi. C’est sa langue et la défense de la langue au théâtre est un militantisme.

La Chambre rouge (fantaisie)
Aux Célestins, du 18 au 29 septembre


Célestins, 2 salles, 2 bombances

Grande rentrée pour les Célestins qui proposent deux créations en attaque de saison. Outre celle de Michel Raskine et Marie Dilasser, les artistes associés Christian Hecq et Valérie Lesort donnent le coup d’envoi des Sœurs Hilton (du 19 au 29 septembre) avant que ça ne file aux Bouffes du Nord à Paris et en large tournée. Après avoir présenté ici 20 000 lieues sous les mers (repris une seconde fois il y a quelques mois), La Mouche, Le Voyage de Gulliver, ils font revivre la tragédie des sœurs siamoises Hilton utilisées dans les foires et cabaret du début du XXe siècle et filmées par Tod Browning dans Freaks. Pour parfaire la magie qu’ils intègrent toujours à leur travail, ils s’entourent pour la première fois de l’excellent comédien Yann Frisch dont Le Syndrome de Cassandre émeut encore.

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