En dépassant l'exercice du biopic poli, Bertrand Bonello dépeint un Saint Laurent en gosse paumé au centre d'une ruche en constante ébullition. Et s'intéresse uniquement aux difficultés qu'a eues le couturier à accepter son statut d'icône. Aurélien Martinez
C'est sa mère qui lui dit qu'il vit «hors du monde», c'est un mannequin qui explique que son défunt chien était «son seul lien» avec le réel, c'est son amant qui le qualifie de «gosse»... Dans son film, Bertrand Bonello prend la figure mythique de Saint Laurent avec une irrévérence tendre qui donne tout son intérêt au biopic. Une démarche à l'inverse de celle privilégiée en début d'année par Jalil Lespert dans son appliqué et terne Yves Saint Laurent, sans doute intimidé par le mythe et par un Pierre Bergé qui contrôle encore plus l'image de son compagnon depuis la mort de ce dernier en 2008.
Chez Bonello, exit la figure de Bergé (qui n'avait d'ailleurs pas donné son approbation au projet), ramenée à un personnage de plus dans la galaxie d'un génie tourmenté. Une galaxie que Bonello filme comme un défilé de mode où chaque mannequin intervient sporadiquement dans le cadre, avec une distribution haut de gamme – Jérémie Renier en Pierre Bergé dépassé, Léa Seydoux en bienveillante Loulou de la Falaise, Amira Casar en pointilleuse directrice administrative... Et surtout Louis Garrel, royal en Jacques de Bascher, l'amant dandy avec qui Saint Laurent connaîtra véritablement la passion...
La décadence
Les scènes entre les deux hommes sont les plus réussies : c'est là justement que Bonello s'éloigne franchement de l'histoire officielle. Il laisse sa caméra capter l'intensité de leur rencontre dans une boîte de nuit, avec des travellings évocateurs. Dans ce cœur du film, Bonello prend son temps, ayant littéralement foi en son récit – ce qui n'est pas toujours le cas, les 2h30 s'étirant parfois dans des scènes didactiques.
Malgré ces faiblesses, son Saint Laurent renferme une véritable force cinématographique, nimbée d'une aura seventies qui évite l'écueil du musée d'images pour se concentrer sur le ressenti d'un créateur tourmenté au sommet de sa gloire – époque fin 60 / début 70. Saint Laurent, c'est Gaspard Ulliel, qui incarne le couturier avec la rigueur nécessaire à ce genre d'aventure (amaigrissement, travail sur la posture...), tout en offrant une palette de jeu insoupçonnée. Dépassant la simple ressemblance physique, il ne fait qu'un avec son modèle qui devient une véritable pâte à modeler à fantasmes, que Bonello trimbale de plan en plan dans une fascinante ambiance de fin de règne.
Saint Laurent
De Bertrand Bonello (Fr, 2h30) avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Louis Garrel, Léa Seydoux...