Théâtre / Joël Pommerat présente au studio 24 - TNP 'Les Marchands', créé en 2006. Une fable sociale sur la misère humaine et le travail glaçante, radicale mais surtout profondément émouvante. Nadja Pobel
Combien sont-ils les metteurs en scène qui en cinq minutes de spectacle à peine ont déjà marqué de leur «patte» leur travail ? Joël Pommerat est incontestablement de ceux-là. Pour qui a déjà vu ses créations («Le Petit Chaperon rouge» et «Pinocchio» sont passés par Lyon), les souvenirs affluent dès l'amorce de cette pièce, pour les autres, ils viennent de découvrir une manière radicale et enchantée de faire du théâtre. Dans «Les Marchands» et comme souvent, Joël Pommerat use du style indirect. Une voix-off raconte toutes les actions. Elle est l'amie du personnage central, mais pourrait tout aussi bien être chacun d'entre nous. Sa voix résonne deux heures durant dans une cage grise traversée de faisceaux lumineux. Pommerat dessine l'espace à l'aide de son fidèle scénographe Eric Soyer qui est aussi logiquement le responsable lumières. Quelques chaises, une table puis un meuble tentent de trouver une place dans l'appartement d'une femme désœuvrée. Elle n'a plus de travail, s'ennuie chez elle. La télévision est sa seule distraction, son lien au monde. Face au vide, elle trouve que les gens qu'elle côtoie ont des ressemblances avec sa mère décédée, elle fait d'un homme dont on ne sait rien son fils aîné imaginé. La noirceur de la solitude retentit d'autant plus fort dans cette cage théâtrale que Joël Pommerat la met en scène non pas comme un interminable larmoiement mais comme un balbutiement. Cette femme, qui n'a d'ailleurs pas de nom, ne se complait pas dans son malheur. Elle tente d'exister. Et Pommerat créé là des respirations dans ce spectacle parfois suffocant : des phases musicales de variété qui soudain deviennent émouvantes parce qu'elles incarnent la vie, le souffle d'une femme qui court à sa perte en jetant par la fenêtre son enfant, seul moyen de ne plus être transparante.
Fable
Comme toujours, Pommerat se fait aussi magicien et plonge régulièrement la salle dans le noir absolu. Il redonne au théâtre cette force de nous faire croire que ce que l'on voit est vrai : les personnages semblent marcher dans les airs, le décor change en une fraction de seconde sans bruit et sans technicien apparent. Le Roannais travaille depuis près de vingt avec sa troupe dans sa bien nommée compagnie Louis Brouillard. Tous les textes de ses spectacles sont publiés aux éditions Actes Sud – papiers, mais Pommerat n'est pas un auteur de textes de théâtre, il est auteur de spectacles. Il écrit quasiment au plateau avec son équipe car il n'a pas su se contenter d'être comédien («c'est frustrant d'être dépendant du désir des autres», dit-il) et ne peut être simplement auteur de peur qu'un metteur en scène fasse une interprétation qui ne lui conviendrait pas. Pommerat initie donc un réel travail collectif dont le résultat est reconnaissable entre mille. «Les Marchands», récit cruel sur le travail qui dévore la vie de certains et donne une colonne vertébrale à celle des autres, pourrait être une chronique du réel. Mais c'est plus qu'un simple discours politique, c'est une fable, une magnifique et très singulière variation sur le monde qui nous entoure. Une démarche assez similaire à celle du réalisateur Jacques Audiard avec «Le Prophète» : faire sienne à force de fantasmagorie une réalité à la noirceur pourtant abjecte.