Reprise au Comoedia du premier film de Jerry Schatzberg, après sa présentation au festival Lumière : ou comment les souvenirs d'une mannequin se transforment en un miroir brisé dont le cinéaste recolle les morceaux dans un savant désordre. Christophe Chabert
Mythique, invisible depuis sa sortie, fantasmé par les cinéphiles, Portrait d'une enfant déchue est enfin de retour sur les écrans. C'est un choc, disons-le. Jerry Schatzberg mettait dès son premier film la barre très haut, comme peu de cinéastes débutants l'ont fait avant ou après lui. En même temps, Schatzberg n'était pas exactement un jeune réalisateur ; il avait déjà quarante ans, dont treize passés à devenir un photographe réputé, notamment pour son travail dans la mode. Or, Portrait d'une enfant déchue est justement l'histoire d'un photographe qui va interviewer une mannequin recluse sur une île pour qu'elle lui raconte son histoire, avec l'idée d'en tirer un film. Autobiographie ? Probable, et Schatzberg ne fait rien pour contredire l'hypothèse. Mais l'histoire du film est plus trouble encore et sa forme, reflet d'une mémoire déformée par les brumes d'alcool, de drogues et des traitements de choc, mais aussi par les mensonges et les contradictions de son personnage, intensifie cette incertitude.
Façon puzzle
Lou Andreas Sand a tout perdu : la gloire, la jeunesse, l'amour, les illusions. Mais au départ, elle n'avait pas grand chose. Ni arriviste, ni carriériste, elle fait juste les bonnes rencontres au bon moment. Mais son ingénuité, cette enfance dont elle n'est jamais sortie et qui est d'abord un atout, devient son point faible, cette immaturité sentimentale la laissant à la merci d'un monde superficiel dont elle adopte les codes mais pas le cynisme. Schatzberg, cependant, ne pose pas son personnage comme une victime. Aaron, le photographe qui l'interviewe, n'est pas le témoin objectif de son amertume, mais son amant éphémère et son grand amour impossible. Le film brouille sans cesse la frontière entre le récit de Lou et son souvenir idéalisé, arrangé selon son intérêt. Les niveaux de réalité s'entrechoquent comme les pièces d'un "puzzle" (qui remplace le Portrait dans le titre original du film), reconstruit selon le principe du miroir brisé, produisant un portrait monstrueux de cette femme trop belle et trop sensible. La maestria du montage, son et image, traduit parfaitement cette sensation de chaos intérieur, l'expressionnisme se mêlant au réalisme jusqu'au vertige. Les audaces de Schatzberg, sous influence de la Nouvelle vague, ont peu d'équivalent dans le cinéma américain de l'époque, pourtant en pleine révolution, et Portrait d'une enfant déchue a le parfum de la sincérité sans calcul, du cinéaste découvrant les possibilités de son nouveau médium et s'y engouffrant corps et âme.