S'écharper sur l'urbanisme, inventer de nouveaux quartiers, discuter de la nécessité d'une nouvelle salle de spectacle ou d'une bibliothèque, développer le commerce, ménager le pouvoir religieux, débattre à fleuret à peine moucheté entre pouvoir étatique et pouvoir local... Lyon aujourd'hui ? Non, c'était déjà Lyon au XVIIIe et, dans ce siècle des Lumières, la ville posait les jalons de ce qu'elle est aujourd'hui. Les Musées Gadagne invitent à une balade dans cette période moins exotique qu'imaginée et dont il subsiste bien des traces au-delà de l'exposition.Nadja Pobel
Et si Lyon s'étendait au sud de sa presqu'île pour habiter voire déplacer sa Confluence ? Vous croyiez que l'idée datait des années 2000 ? Raté. Antoine-Michel Perrache l'a faite sienne dès 1766. Ce sculpteur-ingénieur envisageait alors d'empiéter sur les marécages au sud des remparts d'Ainay (la rue portant ce nom aujourd'hui était à l'époque la limite sud de la ville) et de faire en sorte que le confluent entre Rhône et Saône ne fasse sa jonction qu'au niveau de la Mulatière. C'est ce qu'expliquent les musées Gadagne (gardiens de la mémoire de la ville via leurs collections permanentes), eux qui, avec leur deuxième exposition temporaire depuis leur réouverture (la première était consacrée à la gastronomie), souhaitent montrer à quel point la manière dont s'est profondément transformée Lyon au XVIIIe a eu des conséquences sur ses spécificités actuelles (voir ci-contre). La première salle de ce panorama regorge à ce titre de plans d'époque et de maquettes montrant clairement comment la ville que nous connaissons s'est dessinée. Comment aménager un territoire pour une population sans cesse grandissante (114 000 habitants en 1760, 146 000 en 1785) ? La question était déjà passionnante et si les extensions qui en ont résulté sont maintenant dissimulées dans la faune urbaine, elles se firent à l'époque quasi ex nihilo. Explications.
Architecture
À l'emplacement où trône désormais une gare qui porte son nom, Perrache avait ainsi imaginé une gare d'eau et des canaux reliant cet îlot central aux deux fleuves. On lui doit également d'avoir pensé à rendre le cours de Verdun habitable et donc d'avoir fait reculer le confluent par le rattachement de l'île Mogniat à la terre. Décèdant au début des travaux, il ne connaîtra toutefois pas toutes les applications de ses plans. Lesquels ne sont pas les seuls projets visionnaires qui marqueront la géographie lyonnaise. Jean-Antoine Morand, alors peintre-décorateur en monument, va lui aussi profondément changer la physionomie de la ville lorsque, refusant de l'étendre au sud comme le lui suggère le prévôt des marchands, il préfère opter pour une forme ronde (en copiant Paris) et mordre sur l'est, là où il possède un pré lotissé dans la plaine du Rhône : les Brotteaux. Ce projet fut toutefois long à mettre en place car le terrain appartenait à l'hôtel-Dieu et le Consulat (la ville) craignait que l'architecte ne cherche qu'à s'enrichir. De plus, le seul moyen à l'époque de traverser le Rhône était un bac à traille dont l'argent perçu revenait aux Hospices civils. Quand il construisit le pont de bois à proximité, Morand instaura en conséquence un péage afin que l'hôpital ne perde pas cette manne financière. Maintes fois détruit, ce pont, nommé d'ailleurs Morand, était à l'emplacement de celui qui relie désormais la place Pradel à Foch et sous le tablier duquel est suspendue la ligne A du métro. Troisième personnage majeur qui modèlera Lyon au XVIIIe : Soufflot. Ce grand architecte, qui posa les bases même de cette fonction - auparavant c'était le maître d'œuvre qui primait, était un des tuteurs de Morand dans le quartier Saint-Clair (actuelle rue Royale et alentours), zone marécageuse sur le bras du Rhône qu'il fit combler et rattacher à la presqu'île. La façade est de l'hôtel-Dieu et son grand dôme destiné à expurger les miasmes de l'hôpital constituent son principal accomplissement. Appelé à Paris pour coordonner l'érection de l'église Sainte-Géneviève, futur Panthéon, Soufflot n'assista cependant pas à la réalisation de tout le projet. Il n'empêche, il signa avec lui un monument appelé à marquer profondément Lyon même si, classé au patrimoine historique de l'UNESCO depuis 2011, il finira à terme reconverti en un hôtel de luxe et une galerie marchande.
Soigner et savoir
C'est en tout cas beaucoup plus qu'un heureux hasard si une des œuvres architecturales majeures de Lyon est un lieu de soin. L'hôtel-Dieu, conçu en coursives et cours pour limiter la contagion des malades, servira de modèle dans l'Europe entière. Et pour cause : on y meurt moins qu'ailleurs, tandis que ses médecins sont à l'origine d'avancées techniques indéniables. Le chirurgien lyonnais Pouteau découvre par exemple - avant que le viennois Semmelweiss n'en fasse la démonstration un siècle plus tard - que la contagion ne se fait pas uniquement par l'air mais que l'hygiène passe aussi par la propreté des mains et des instruments, non sans en déduire des mesures d'asepsie. Il rédige aussi avec des collègues un traité sur la maladie de la pierre et isole les calculs rénaux. Des instruments de soins exposés à Gadagne témoignent de ces progrès. Impressionnants, souvent minutieusement ornementés, ils n'en demeurent pas moins effrayants, à l'image d'une pince tire-balle, d'une trousse de trépanation ou d'un instrument d'ablation du sein, sorte de sécateur de forme circulaire, tous issus du musée des HCL, fermé depuis les travaux de l'hôtel-Dieu. Bref Lyon, malgré son absence d'université, est indéniablement une place forte de la médecine en Europe. La botanique y est par ailleurs très développée et la première école vétérinaire du monde y voit le jour grâce à Claude Bourgelat. Plus généralement la ville est avancée dans la diffusion de la connaissance comme en témoigne la création du premier théâtre à l'italienne de France (l'actuel opéra) et de diverses académies. Charles Bordes, un ami de Rousseau, se distinguera par son indépendance d'esprit en publiant Parapilla, grand livre de la littérature érotique. C'est aussi l'époque où se dessine ce qui sera la bibliothèque municipale. Trente-trois ans avant Paris, Lyon se dote en effet en 1731 d'une bibliothèque publique alimentée par le leg de 6200 volumes de l'avocat Pierre Aubert puis par l'acquisition des ouvrages personnels de son premier bibliothécaire, Claude Brossette. Sise dans l'hôtel de Fléchères - à l'emplacement du palais de justice, quartier Saint-Jean, elle ouvre alors deux jours par semaine. De nombreuses autres bibliothèques religieuses, institutionnelles, jésuites ou privées cohabitent, faisant de Lyon une ville du livre au même titre que ses douze imprimeurs-libraires.
Prospérité
Pour que tout cela prospère, le nerf de la guerre, aujourd'hui comme hier, est la puissance financière. Au XVIIIe, Lyon est une capitale du négoce grâce notamment à la création en 1702 de la troisième chambre de commerce du royaume (après Marseille et Dunkerque). La ville est impliquée dans le commerce mondial de façon étonnante et son savoir-faire réside dans la confection de tissages, de teintures, la production de mobilier réputé sobre et solide avec les grands ébénistes que sont Nogaret et Carpentier. De grandes fabriques de soie, de perruques, de faïences d'apparat ou de tous les jours et des arquebuseries alimentent aussi cette prospérité. Les musées Gadagne illustrent longuement cette diversité productive. En fin de parcours trône un cabinet de curiosités, à l'origine de ce qui sera demain le musée des Confluences dans cette presqu'île rallongée par Perrache. Une dernière preuve que XVIIIe et XXIe siècles n'en finissent pas de se faire écho.
Lyon au XVIIIe, un siècle surprenant !
aux musées Gadagne, jusqu'au dimanche 5 mai