Il est des auteurs qui arrivent presque par enchantement dans l'univers d'un metteur en scène. C'est le cas de Sorj Chalandon, qui a croisé la route d'Emmanuel Meirieu avec "Mon traître" et "Retour à Killybegs", deux splendides romans devenus un puissant spectacle de théâtre. Nadja Pobel
«Quand j'ai refermé Mon traître, j'ai tout de suite demandé les droits de traduction !» plaisante encore Emmanuel Meirieu. Il faut dire que jusqu'ici, le metteur en scène lyonnais n'avait adapté que des auteurs anglophones (Joe Connelly, Russell Banks, Jez Butterworth), non par anti-patriotisme primaire, plutôt parce que ces écrivains ont inventé des personnages simples et tendres comme il les affectionne. C'est Loïc Varraut, son complice, co-directeur de sa compagnie Bloc opératoire qui lui a mis les textes de Sorj Chalandon entre les mains.
Chalandon, qui vient d'obtenir le Goncourt des lycéens avec un bonheur contagieux pour Le Quatrième mur, a publié en 2008 et 2011 deux romans remuants qui fonctionnent en diptyque : Mon traître, qui relate la vie d'un petit luthier parisien qui se prend d'amour pour l'Irlande du Nord, le combat des catholiques de l'IRA et de leur icône Tyron Meehan, et Retour à Killybegs, miroir du premier ouvrage dans lequel Tyrone Meehan prend la parole pour dire son histoire familiale, celle de son pays, pourquoi on combat, comment on trahit. Le tout est un grand décalque de la réalité : le luthier est un avatar de l'auteur lui-même, tombé en Irlande comme on tombe en amour, journaliste et grand reporter pour Libération dans les années 80 (couronné du prestigieux prix Albert Londres) et ami de ce Tyron Meehan, prête-nom pour Denis Donaldson, figure emblématique du Sinn Fein et de l'armée républicaine irlandaise qui avoua fin 2005 avoir été une taupe pour le MI5 britannique. Il sera "logiquement" assassiné peu après, le 4 avril 2006.
Avec ce récit bouleversant, épique et réel, Emmanuel Meirieu a trouvé une extraordinaire matière de théâtre qui lui permet de prolonger sa précédente création De beaux lendemains : «J'avais envie d'un deuxième opus dans cette veine». Soit des monologues qui racontent le deuil impossible, celui de quatorze enfants tués dans un accident de bus chez Banks, celui de la trahison chez Chalandon.
Chimères amères
«Une princesse et son prince vivaient heureux dans leur château. À la naissance de leur premier enfant, les pierres de la tour se mirent à tomber. Au deuxième enfant, elles tombèrent plus encore. Et plus la famille s'agrandissait, plus la tour s'écroulait. Le prince partit, et la princesse mourut, écrasée par un bloc de pierre. Alors les enfants se transformèrent en corbeaux» dit un enfant en introduction de Mon traître. Et nous voilà dans la pleine continuité du travail d'Emmanuel Meirieu, qui avait commencé en 1999 par adapter des contes "cruels" (Peter Pan !, Alice au pays des horreurs et La Petite Fille au chalumeau) avec le goût de la provocation inhérent à ses 23 ans. «Dans les contes il y a de la grâce et des enfances abîmées, meurtries. Il y a aussi des monologues et de la musique», exactement comme aujourd'hui dans Mon traître, où se succèdent la parole du luthier, de Jack, le fils de Tyrone, et de Tyrone, une dernière fois ressuscité par le talent et l'engagement total du comédien Jean-Marc Avocat. Comment expliquer cette solide cohérence tout au long de son parcours de metteur en scène avec des textes très différents ? «Je ne suis pas un auteur, affirme Meirieu, sauf pour la trilogie des Chimères amères, mais le fait d'adapter les textes que je monte fait que j'y mets beaucoup de moi. Mon traître a été beaucoup plus difficile à adapter que De beaux lendemains. Il y avait deux romans, soit 120 000 mots dont il n'en reste que 6 000, cent ans de la vie d'un pays, quarante ans de la vie d'un homme. Je n'ai pas effacé de grands pans des livres d'un coup, mais j'ai – avec Loïc Varraut – élagué phrase par phrase. C'était une affaire d'équilibrisme, comme construire une Tour Eiffel en allumettes : le moindre mot enlevé pouvait faire s'effondrer l'ensemble». Après trente à quarante versions, voici donc un digest d'une heure dix qui a fait fondre en larmes Chalandon lui-même dès la création en avril dernier à Vidy-Lausanne.
Sur un fil
Les comédiens ont pour matériel essentiellement ces mots, choisis patiemment, chuchotés, aimés, sanglotés dans la boite noire du théâtre. Là, sans faire de leçon de vie ou de morale, Meirieu dit «arriver avec de l'humanité brute. J'ai une totale empathie avec mes personnages. Je veux les magnifier, les sublimer.» «Bobby Sands (NdlR : le prisonnier irlandais que Thatcher a laissé mourir de faim comme neuf autres après lui) est un héros, Donaldson un traître, mais ce sont pour moi deux martyrs pour une même cause. J'ai voulu transformer des héros et anti-héros en hommes» dit-il encore, avant de reconnaître qu'il n'a pas vécu cette trahison : «c'est un luxe de ne pas avoir de colère contre Tyrone» comme celle longtemps éprouvée par Chalandon et depuis apaisée. «Désormais, Tyrone a le visage de Jean-Marc Avocat» confiait l'écrivain lors d'une rencontre avec le public aux Bouffes du Nord à Paris, où se jouait la pièce en décembre dernier, comme délesté enfin de cette sidérante histoire. Dès l'an prochain, Meirieu continuera lui à explorer les rapports masculins avec l'adaptation de Birdy de William Wharton, créée chez celle qu'il aime depuis l'enfance et qui le lui rend bien en le considérant comme un des meilleurs metteurs en scène de sa jeune génération : au Théâtre de la Criée à Marseille, dirigé par Macha Makeïeff.
Mon traître
Au Radiant, samedi 11 janvier