Non Danse / Une carte blanche donnée à Jérôme Bel, une reprise-hommage d'un chef-d'œuvre de Alain Buffard : la saison danse s'ouvre avec les plus exigeants et les plus talentueux des chorégraphes français. Retour sur deux figures dites de la non danse, qui sont d'abord et surtout deux artistes du corps et de la pensée en mouvement.
Le 21 décembre 2013, le chorégraphe Alain Buffard disparaissait sans que cela ne fasse la Une des journaux (mais pas dans l'indifférence totale de la presse pour autant). Pour les amoureux de la danse, pour les Lyonnais en particulier, c'est toute une série de souvenirs qui ont défilé ce jour-là, sur l'écran de nos mémoires : ceux de pièces atypiques, dérangeantes, expérimentales, pas toujours entièrement convaincantes, découvertes pour la plupart sur une petite ou une grande scène des Subsistances...
Et, foudroyant et intact, s'est levé aussi le souvenir d'une pièce à part d'Alain Buffard, une fulgurance de noirceur et de travail complexe sur les ambiguïtés de la mémoire justement : Les Inconsolés, créée en 2005 aux Subsistances. Pièce résonant musicalement à nos oreilles de la superbe reprise du Roi des Aulnes de Goethe-Schubert par le chanteur travesti de cabaret Georgette Dee : « Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d'effroi ton visage ? / Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ? / Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ? / Mon fils, c'est un banc de brouillard. »
Danser aux limites
Brouillards de la mémoire et de l'imagination, jeux d'ombres chinoises, mélange de joie et d'effroi, Les Inconsolés « tentent un aller-retour de l'intime entre l'endroit violent d'un premier trouble et l'imagerie récurrente de sa reconstitution » écrivait Alain Buffard dans une note d'intention. Sa pièce était en 2005 comme l'apogée d'un long et atypique parcours d'un danseur formé auprès d'Alwin Nikolais et qui trouva sa liberté, de forme comme de pensée, auprès des artistes plasticiens contemporains (Vito Acconci, Chris Burden et Bruce Nauman, entre autres), ou de chorégraphes de la post-modern dance américaine comme Yvonne Rainer et Anna Halprin.
Avec Xavier Le Roy, Boris Charmatz et quelques autres, Alain Buffard fut classé dans la case de la non danse, expression due à une journaliste et qui a connu un certain succès, malgré son... non sens. Car cette génération de chorégraphes a surtout osé pousser la danse (justement) et le corps jusqu'à leurs ultimes limites : la laideur, la lenteur, l'informe, la performance, la déconstruction du mouvement...
Élargir la danse
Né en 1964, Jérôme Bel est une autre des figures de proue de cette non danse, influencé quant à lui à la fois par la danse-théâtre de Pina Bausch, la danse extrêmement dansée de Anne Teresa de Keersmaeker et la sphère large des arts plastiques... Le chorégraphe ouvre la saison du Ballet de l'Opéra avec une carte blanche qu'il a choisi de décliner en trois temps : un hommage rendu à deux grands chorégraphes et à deux de leurs pièces majeures (William Forsythe, The Second detail, 1991 ; Trisha Brown, Set and reset / Reset, 1983), et une création avec les danseurs du Ballet.
« Les spectateurs vont pouvoir, précise Jérôme Bel, trouver un fil conducteur à travers ces trois pièces. Celui-ci tourne principalement autour des corps des danseurs. Comment bougent-ils à tel moment de l'histoire ? Comment les chorégraphes cherchent, c'est ce qui m'intéresse et c'est pour cette raison que j'ai choisi ces pièces où l'on parle de l'émancipation du corps des danseurs comme expression politique. Quand je fais une pièce, c'est toujours une question et je n'ai pas la réponse. C'est cette perspective historique qui m'intéresse. »
Après sa transmission remarquée de son Show must go on en 2008, Jérôme Bel proposera aux danseurs du Ballet comme aux spectateurs « d'élargir la danse. » Quelle plus belle ambition pour des artistes qui, comme Alain Buffard et d'autres, n'ont cherché ou ne cherchent aujourd'hui que cela ?
Carte blanche à Jérôme Bel avec le Ballet de l'Opéra
À l'Opéra du 14 au 20 septembre
Alain Buffard / Association PI : ES, Les Inconsolés
Aux Subistances dans le cadre du festival Best-of du 14 au 16 novembre