Bande Dessinée / Graphiste, illustrateur polyvalent, spécialiste en « petits mickeys et lettrages », mais aussi expert en battles dessinées, Efix a fêté il y peu vingt ans de BD... ce que sa juvénile silhouette ne laisse pas supposer. Un bonheur ne venant jamais seul, il va investir sous peu la ville de Givors à l'initiative du Lyon BD Festival pour une intervention qui a des airs de rétrospective...
« Bonjour messieurs-dames... Oh ! Pardon messieurs ! » De sa voix douce, Efix s'empresse de rassurer la vieille dame confuse de sa méprise : « c'est pas grave, j'ai l'habitude... Et puis, avec le masque, hein... » Déambuler avec Efix et sa longue crinière au vent (...enfin, quand il y a du vent) vous permet de confirmer deux de ses traits de caractère soulignés par Mathieu Diez, le directeur du Lyon BD Festival : la bienveillance — « l'un des types les plus foncièrement gentils dans le sens le plus noble du terme que j'ai rencontrés en quinze ans » — et la volubilité — « chaque fois qu'il m'écrit, je dois bloquer une demi-heure car il ne sait pas faire un mail de moins de 2000 signes, même pour dire juste bonjour, mais je le fais avec plaisir parce qu'à chaque fois je me plonge avec ses mots dans son âme de poète et il me fait rire comme personne. »
Allons au-delà des qualités humaines. L'illustratrice Sandrine Deloffre voit en lui « le BG du 9e art ; une personne si talentueuse, si gentille et si cool que j'en ai des palpitations. » Son ancien voisin d'atelier chez KCS, B-Gnet, n'est pas moins élogieux : « à KCS, on l'appelait "la table traçante", à cause de sa précision. Sinon, j'aime parler avec lui, il a une grande qualité d'écoute (et de parole), sans jugement. » Une telle unanimité incite à aller plus avant, à remonter le fil de la prolifique carrière d'Efix. Non pour exhumer quelque secret honteux mais, histoire de rassembler les pièces d'un vaste puzzle artistique à la veille de son parcours “multi-médiatique“ (expos, interventions, spectacles etc.) à Givors en ce début février... D'autant que pour l'illustrateur, 2020 aura été ambivalente, aussi fructueuse que douloureuse. Efix a en effet subi au solstice d'été le deuil d'un ami de toujours, son quasi frère et coscénariste Cric.
L'année s'engageait pourtant bien, avec la parution chez Bamboo de Avec ou sans moustache ?, scénarisé par Courty. Si le confinement printanier qui a suivi a “bénéficié“ à son album suivant La Case vide (écrit par Blanche Lancezeur et publié chez Félès à la fin de l'été), la pandémie n'a pas été sans dommage, lui valant son plus gros impayé depuis qu'il est indépendant, « planté par un théâtre lui-même planté... ». Mais Efix relativise : il reçoit en ce moment pas mal de propositions d'interventions dessinées “en visio“ de boîtes de com' ou d'événementiel forcées de se réinventer, ce qu'il trouve stimulant. « Ça me rappelle mes débuts dans les années 1990 : à l'époque, on annonçait un pic de crise affolant, et c'est là qu'on a fait nos meilleures années... » Un fameux succès, même, qui a fait de lui le roi du pétrole à Grenoble, avant qu'il ose se consacrer à sa vraie passion : la BD.
Premier domicile connu
Les choses étaient pourtant mal engagées pour le petit François-Xavier. Lillois (de naissance), arrivé en Isère tout minot, il brille à l'école, mais par sa médiocrité de « cancre absolu ». Dans la cour de récré, son talent précoce pour le dessin lui vaut cependant une certaine aura. Ce bon camarade exècre en revanche l'ambiance des vestiaires de foot préfigurant le côté compétitif du monde dans lequel on vit. À 16 ans il quitte sa province à la Aznavour, bien décidé à empoigner la vie. Enfin, surtout, à apprendre un métier. Mais après trois ans à faire... un peu de tout et en temporaire (de l'isolation au montage de stands en passant par le défonçage de machines défectueuses à la masse — « mon préféré » —, il se replie sur Grenoble.
Coup de bol : avec deux copains, ils ont l'occasion de monter une boîte de création graphique autour d'un gros contrat inaugural pour une marque de peinture. L'aventure va durer dix années intenses et profitables, à coup de pubs institutionnelles et de catalogues commerciaux. La boîte grandit, comptera jusqu'à trois employés supplémentaires et déménage à Gières. Le créatif se frotte à l'ensemble de la chaîne d'édition, se rode à toutes les techniques... mais commence à ronger son frein. À l'aube de la trentaine, Efix lorgne d'autres univers et ne se voit plus faire des plaquettes pour du saucisson ou de chocolat. S'il lui est arrivé par le passé d'envoyer des planches à Fluide Glacial, les refus aimables de Gotlib et Jacques Diament étaient alors accompagnés d'une incitation à travailler davantage ; à présent qu'il sait bosser, pourquoi ne pas retenter sa chance ?
Comme un boomerang
En 1996, Efix se met donc à son compte — sans se fâcher avec ses comparses, évidemment — pour avoir du temps à consacrer à ses projets personnels et choisir ses commandes. Parmi celles-ci, refondre la maquette d'un jeune journal local en plein essor, Le Petit Bulletin, dont il dynamise notamment le logo. Vous étonnera-t-on si les dirigeants se souviennent d'un type « adorable, gentil etc. » ?
En parallèle, il attaque son premier opus BD, Mon amie la Poof, Tome 1 : Moorad. Un pavé en noir et blanc auto-édité en 1999, entre polar, parodie et chronique sociétale où l'on découvre les germes d'un style ample et rond, rappelant dans la forme le Dany de la grande époque, mais avec davantage d'audaces, ainsi qu'un sens de l'espace graphique bluffant. À l'occasion d'une exposition à Grenoble réunissant logiquement tout le cercle relationnel d'Efix — c'est-à-dire tout le gratin dauphinois — la presse locale (France 3, M6...) s'emballe. Des mamies pensant qu'il s'agit d'un auteur régionaliste se font dédicacer l'album — « elle n'ont pas dû acheter le tome 2 » — et Momie Folie écoule en quelques semaines les 1000 exemplaires. Cette librairie, cofondée par Christophe Salomon, alias Cric, sera un « pilier » pour Efix. Bientôt rejointe par Expérience à Lyon, où l'illustrateur migre en 2000 pour rejoindre sa belle. 2000, c'est aussi le nombre d'exemplaires qu'il fait réimprimer et qu'il diffuse en indépendant, à la façon des zicos : « ça plaisait bien aux libraires, un cinglé qui livrait avec sa 106 cinq albums à Lille et dont les frais d'autoroute coûtaient six fois ce qu'il en retirait. »
Encouragé, il s'attelle au tome 2 ; au même moment, son pote Cric (alias Flip) lui confie une histoire intime qui va déboucher sur le cathartique K, une jolie comète. Impressionné, le Grenoblois Alfred les met au pied du mur : « vous vous êtes fait du bien, mais ça doit vivre au point de vue éditorial ! » De fil en aiguille, l'histoire arrive entre les mains de l'éditeur Olivier Petit (de Petit à Petit) qui adhère et demande si Efix a autre chose. Mon amie la Poof, justement... Petit est emballé et fait la promesse solennelle de mener la série à son terme. « Il aura du mérite, car deux ans et demi vont séparer le quatrième du cinquième et dernier tome », souligne Efix.
Le deuxième souffle
Avec sa dimension artisanale et son patron défendant avec les dents ses auteurs, Petit à Petit est la “maison” idéale pour Efix. Son autre “maison” lyonnaise, c'est alors l'atelier KCS, un concentré de talents au mètre carré où (s')illustrent entre autres les Jouvray, Salsedo, B-Gnet, Sorrentino, Berquin, Ben LeBègue... C'est dans cette ambiance aussi studieuse que bon enfant qu'il va composer le titre qui va lui valoir sa première notoriété nationale, Putain d'usine, adaptation du roman Jean-Pierre Levaray, puis Les Fantômes du vieux bourg et Tue ton patron avec le même scénariste. La série va subir une valse éditoriale propulsant Efix au sein d'un groupe gigantesque, ce qui a pour effet de le noyer dans un catalogue aussi démesuré qu'illisible : « dans mon parcours, les lumières de résolution potentielle ont systématiquement été des murs » en rigole-t-il aujourd'hui.
Mais l'illustrateur ne cesse jamais de travailler : une bio de Obama (2008) très remarquée, des participations à des collectifs ; il s'investit également dans les débuts du Lyon BD Festival qui programme régulièrement des participations diverses (expos, spectacle tiré de Putain d'usine...) et conserve un pied (ou une main ?) dans la création graphique. Par nécessité vitale : « la monomanie de la BD, à chaque fois que je l'ai testée, elle m'a emmené dans des gouffres un peu profonds... » Efix signe ainsi régulièrement des affiches, des détournements dessinés pour des potes, des logos... À l'instar de Cocteau, il fait partie de ces rares artistes dont l'écriture manuscrite est immédiatement identifiable — comme sur la devanture de Momie, évidemment. Il y a une “typo Efix“, harmonieuse et indissociable de son trait. Et comme toute police, elle fait autorité. Étrangement, l'éditeur Olivier Sulpice de Bamboo trouve que c'est son handicap. Oserait-on dire qu'il est bien le seul ?
Mon ami le maître
Même si ses années d̶e̶ ̶c̶a̶n̶c̶r̶e̶ d'études ne lui ont pas forcément laissé de bons souvenirs, Efix a fini par rejoindre par la bande l'institution scolaire — le prodige aurait étonné le jeune François-Xavier. D'abord en enseignant pendant deux ans, avant de renoncer par peur de la routine et après avoir constaté « à quelle vitesse on prend les us et les coutumes » du métier. Il a donc troqué la casquette de prof contre celle d'intervenant depuis trois ans au Lycée Professionnel Tony-Garnier de Bron. Tout à commencé lorsque la documentaliste de l'établissement l'a approché lors de la remise du Prix des Lycéens et des Apprentis Auvergne-Rhône-Alpes 2017 — son album 12 Rue Royale était finaliste. Elle l'avait vu auparavant dessiner en live avec un danseur de hip-hop à Brignais et pressentait qu'Efix était la bonne personne pour l'aider à faire partager l'amour de la lecture à un public plutôt réticents.
Bonne pioche : ce dévoreur de bouquins est conquis par l'idée de dessiner les suggestions d'élèves inspirées par leurs lectures, mais aussi de voir leur dessins de néophytes. Année scolaire après année scolaire, malgré la pandémie et les masques, le projet s'étoffe, et davantage de classes y participent. Ces quelques heures dans l'année s'ajoutent à d'autres rendez-vous structurant la semaine de ce lève-tôt qui, tous les mardis après-midi, anime un autre atelier avec des patients du Vinatier. Là, c'est lui qui est au paperboard, répondant à une sorte de brainstorming aléatoire eu égard au contexte, les séances pouvant être « en dent de scie ».
« Je ne me gargarise pas de défis, à faire des cascades comme un cowboy dans des endroits les plus accidentés possibles... En fait, j'ai envie de me confronter au monde dans lequel je vis, au-delà de ce que m'en rapportent les informations. Par exemple, ces mômes dont on dit qu'ils sont toujours collés à leur portable, eh bien ils sont toujours amoureux, ils ont les mêmes embrouilles de cours d'école qu'à mon époque... » Reste qu'il faut arriver à leur faire admettre que ce n'est pas la honte de lire de la bande dessinée au-delà de 12 ans : « ça m'a mis sur le cul de retrouver dans la bouche de gars de 17 ans ce que disait mon grand-père né en 1896... ». Mais comme toujours, Efix demeure philosophe : « un jour que je reproduisais une œuvre de Rodin au Musée des Beaux-arts pour Lyon BD, une petite vieille m'a dit : “ah mais en fait vous dessinez presque aussi bien que ceux qui sont exposés ici...“ Il ne faut pas désespérer. » Ce cinéphile boulimique est même capable de revoir des vieux films français des années 1970 et 1980 pour redonner une chance à Michel Constantin de mieux jouer et à Alain Delon d'être moins macho, c'est dire...