L'exposition "Jean Raine, revoir la question" rassemble des peintures et des dessins de l'artiste belge, de différentes périodes, et tente une première synthèse de son œuvre éclatée. Une excellente occasion de s'initier à son univers halluciné, puissant, urgent.Jean-Emmanuel Denave
Parmi les œuvres de Jean Raine présentées à la galerie Descours, on découvre notamment une acrylique sur papier intitulée Regard sur le chaos (1979). Au milieu de méandres colorés, sorte de magma marécageux, on y discerne des paires d'yeux jetant des regards hallucinés, des visages ou des masques disséminés, des cernes noirs ou bleutés entourant des figures tremblées... On y ressent aussi le geste de l'artiste, l'urgence de la création, une folie des formes.
D'une certaine manière, cette peinture résume l'effort de Jean Raine, qui lutta tout au long de sa vie avec et contre les forces du chaos, son cheminement entre expressionnisme et surréalisme, son ouverture aux courants d'airs vertigineux de l'inconscient humain et de ses pulsions. «Mon œuvre picturale apparaîtra sans doute comme une tératologie complaisante à l'horreur, mais entre autres significations complexes qu'elle revêt, dans le dynamisme créateur de mon expression poétique, elle est, sur un plan mythique, une tentative de retrouver l'homme en germe dans une originelle animalité».
Encres
On verra d'ailleurs dans l'exposition un petit bestiaire d'animaux fantastiques (Pense-bête 1, 1962), où le travail de Jean Raine semble s'épurer, se simplifier quelque peu. Concrètement, au début des années 1960, après vingt-et-un jour passés dans le coma, l'ariste perd la perception des couleurs et commence alors une série d'encres noires sur un papier jaune clair très fin. Les figures plus visibles n'en demeurent pas moins toujours aussi étranges et fantasques. La galerie présente notamment une Ecrasante élégance (Jean Raine avait le goût des titres, décalés ou non) rassemblant deux personnages composés de tâches, d'effleurements, «comme si l'encre plus claire surnageait à la surface du pot dans les abysses duquel s'épaisissait le mystère ! Rien qu'effleurer la surface pour trouver la demi-teinte d'un espoir, on ne sait lequel. Si peut-être celui de se revoir un jour et de sortir d'une longue opacité qui rend les corps étrangers les uns aux autres». Chaque geste créatif, chaque ligne comporte une dimension existentielle chez Jean Raine.
Eclats
La galerie Descours, à travers une quarantaine d'oeuvres, tente de faire une première synthèse des différentes facettes de l'oeuvre de Jean Raine. Une tentative louable tant le travail de l'artiste paraît éclaté en lui-même, mais aussi dans les expositions ou les collections qui lui sont consacrées (on peut par exemple voir deux ou trois peintures dans les salles du XXe siècle du Musée des Beaux-Arts de Lyon). Cet éclatement de l'œuvre résonne avec le parcours de l'artiste, lui aussi pluriel. Jean Raine (Schaerbeek en Belgique, 1927 – Lyon, 1986) fréquenta à ses débuts la mouvance surréaliste belge (René Magritte, Marcel Lecomte et Louis Scutenaire), puis le groupe CoBrA de son ami Pierre Alechinsky. En plus de son travail plastique, il partageait ses activités entre l'écriture (la poésie surtout) et le cinéma (il a travaillé avec Henri Langlois à la Cinémathèque française). «Je vis dans un état d'insatisfaction fondamentale, écrit Jean Raine. Quand j'écris des poèmes, l'image me manque ; quand je peins, c'est le mot qui manque. Créer n'est pas un plaisir, c'est une nécessité profonde».
A partir de 1957, sa créativité plastique devient particulièrement intense, voire frénétique, Jean Raine utilisant l'encre noire aussi bien que des colorants alimentaires, du cirage, ou des fonds de tubes de peinture appartenant à Alechinsky. Après sa perte de la perception des couleurs en 1961, il revient à des couleurs tranchées et dansantes lors de sa "période américaine" (1966-1968), s'installe ensuite à Rochetaillée sur les bords de Saône et densifie ses matières picturales jusqu'à inventer des perspectives faites de différentes strates de peinture. On verra à la galerie deux acryliques de cette époque, dont La folie cantinière (1967), visage enveloppé de couleurs chaudes qui, une fois encore, frappe par son pouvoir de fascination. Se confronter à une œuvre de Jean Raine a quelque chose d'analogue à la confrontation avec la Méduse. Le spectateur, s'il l'accepte, vit alors une expérience inédite : non pas mortelle comme avec la créature mythologique, mais constellée de sensations allant de l'angoisse au rire, en passant par bien des vertiges esthétiques.
Jean Raine. Revoir la question
Jusqu'au samedi 14 septembre à la Galerie Michel Descours