Brigitte Giraud : rouvrir l'horizon

Brigitte Giraud : rouvrir l'horizon

Portrait / Depuis 1997 et jusqu'à ce Jour de courage paru cet automne, l'écrivaine Brigitte Giraud tisse une très fine toile de l'intime en sondant les corps et les sensations de ses personnages. Esquisse de portrait en quatre points cardinaux.

L'Algérie

C'est à Sidi Bel Abbès que Brigitte Giraud voit le jour en 1960. Sa mère est venue rejoindre son amoureux, appelé de l'armée française pour participer à ce qui ne se nomme pas encore une guerre. Il ne veut pas prendre les armes, il sera affecté à la morgue de l'hôpital où, du haut de ses vingt ans, il lui revient de recevoir les familles endeuillées et de faire part des tragédies renouvelées. Brigitte Giraud n'y restera que quelques mois et n'a pas le moindre souvenir de ce pays. Pourtant, elle souhaitera y retourner avec « l'homme de [sa] vie » qui y a vécu enfant. Mais les années noires du FIS de la décennie 1990 reportent ce voyage qu'elle finira par faire seule avec son fils il y a une dizaine d'années. Depuis longtemps germait l'idée d'inscrire cette patrie dans un livre : « je voulais le faire du vivant de mes parents mais mon père atteignait les 80 ans, alors il a fallu accélérer ». Ainsi en 2017, paraît Un loup pour l'homme. Après s'être densément documentée sur cette période, elle questionne avec délicatesse et pudeur son père, assemble des mots comme on éteint des non-dits et rencontre la parole inépuisable mais chuchotée de ceux — appelés, enfants d'appelés — qui individuellement, après chaque rencontre en librairie, viennent lui confier « quelque chose qu'ils n'avaient jamais dit ». Elle-même, avec ce roman, abandonne le "je" pour parler à la troisième personne.

Lyon

C'est dans une UC de Bron, aux abords du parc de Parilly qu'elle grandit puis à Rillieux-la-Pape où elle côtoie tout le clan Rachid Taha qui l'accompagnera longtemps. Une conseillère d'orientation la pousse vers un BTS Tourisme car « elle a le goût du contact » mais la timide fait des études de langues : anglais, allemand, un peu d'arabe et de russe aussi. Entre deux voyages initiatiques en Europe, elle est embauchée, durant un an, en deux-trois questions quizz d'une autre ère, comme vendeuse rayon arts, à (feu) la librairie La Proue : « c'est extraordinaire, je découvre le monde entier : la littérature, l'architecture, les chorégraphes ! ».

Avec ce savoir et son multilinguisme, elle devient traductrice de documents commerciaux aux soieries Bonnet. Ça ne lui convient pas : « je sais que je suis à côté mais je ne sais pas à côté de quoi. » La voilà alors journaliste pour les pages culture de (feu) Lyon Libé. Les années 90 commencent, elle devient mère, collabore déjà à la Fête du Livre de Bron dont elle est toujours conseillère littéraire. « J'apprends à écrire, dit-elle. L'écriture journalistique apprend le manque de place, à choisir le bon adjectif plutôt que d'en aligner quatre. C'est simple et tendu, ça m'aide à trouver ma voix. Et j'écris des récits pour mettre la maladie que je traverse à distance. J'éprouve que transformer la réalité permet de supporter ce que je n'ai pas choisi de vivre. » Elle envoie le manuscrit de La Chambre des parents à six éditeurs. Jean-Marc Roberts chez Stock répond (comme Irène Lindon chez Minuit) tout de suite favorablement. La fidélité avec l'écrivain, qui lui confiera la direction d'une collection, La Forêt, se poursuit jusqu'au décès de ce dernier en 2013. Ce premier roman, à l'os et mémorable, évoquant un jeune homme condamné pour parricide est magnifiquement accueilli. Une page dans Le Monde, 8000 exemplaires vendus... « je ne me rends pas compte que c'est exceptionnel ». Pour le suivant, Nico, elle sent Roberts sur son épaule : « on attend mon travail, c'est un luxe et c'est inquiétant ». De cet ouvrage, elle n'assurera, à l'automne 1999, jamais la promotion : « aujourd'hui ce ne serait pas possible de ne pas accompagner un livre dans les médias ».

Trois mois plus tôt, son compagnon meurt brutalement dans un accident. Hébétée, elle reviendra à l'écriture avec un très bref et sidérant récit, À présent, deux ans et demi après les faits, quand enfin « le processus de soumission » au deuil s'achève et qu'elle peut refaire des phrases. Roberts la couve, lui trouve une place dans la rentrée littéraire de septembre 2001, pourtant déjà bouclée. Suivront des textes – tous situés avant la rencontre avec le disparu à l'exception de Marée noire – où prime un "je" non pas narcissique mais infini : comment revenir après la catastrophe ?

L'Allemagne

La grande histoire croise la propre vie de l'écrivaine. En Allemagne où elle est jeune fille au pair à la lisère de la RDA, aux confins des bois de Lübeck, elle fait certes connaissance avec le théâtre en tant qu'employée du coin livres du Burgtheater (Brecht, Beckett), « résiste » à la famille en vrac qui l'accueille grâce à Thomas Mann et sa Montagne magique, en fait un roman plus tard (Une année étrangère, 2009) et surtout découvre dans la maison Mein Kampf, et ce chapitre sur la manipulation des masses. « Quand dit-on vraiment non ? » s'interroge-t-elle et de le réitérer dans Jour de courage où elle évoque l'autodafé de 1933 à Berlin. « Cet acte, qui a encore lieu actuellement en Pologne, en Turquie, entérine la destruction de tout ce qui est "non-conforme". » Inquiète de la bien-pensance qui suinte par tous les pores de la société et de l'accélération de l'information anihilant toute réflexion, elle constate : « aujourd'hui, dans le milieu de l'édition, on rapporte que la littérature soi-disant "complexe" ne se lit plus... »

Le corps

« Je ne suis pas une intellectuelle » a-t-elle confié modestement un jour. Ainsi le corps pourrait-il être le quatrième territoire de cette cartographie projetée sur son œuvre. C'est probablement le vocable le plus utilisé dans ses livres. De Livio, personnage de Jour de courage qui fait son coming out et oblige chacun à se repositionner autour de lui, elle décrit les sensations qui le traversent plus que les pensées. Bien avant son désir d'écrire, Brigitte Giraud s'est affirmée par le corps, celui de la gymnaste de compétition et danseuse de très bon niveau qu'elle fut enfant et ado et qu'elle relate précisément dans Avoir un corps (2013). Les métamorphoses qu'il subit sont un matériau inépuisablement malaxé dans ses livres à travers le rapport à la musique notamment.

Durant ses études, elle part en Angleterre ressentir le déferlement de la new-wave ; plus récemment elle a parcouru la France avec des lectures musicales (avec Albin de la Simone, Bastien Lallemand), ou a publié Y revenir de Dominique A, chanteur français le plus animal de nos contrées avec qui elle entretient une solide relation amicale. « La musique rock s'écoute debout, fort, en corps à corps. Cette lisière entre le plaisir et le danger est belle » dit-elle de cette époque où l'on entrait dans les salles de concert avec des bouteilles en verre et sans fouille de sac. Avec le corps, « il est question d'effort, de construction, de discipline, de résistance, de progression et de place dans un groupe », soit ce qui sous-tend depuis plus de vingt ans ce cheminement si personnel, juste, émouvant, parfois bouleversant, qu'elle trace au cœur de la littérature française.

Jour de courage (ed. Flammarion)

Rencontre à la librairie La Voie aux chapitres, jeudi 7 novembre à 19h30


Repères

1960 : Naissance

1997 : Parution de La Chambre des parents, son premier roman

2001 : À présent

2007 : L'Amour est très surestimé, prix Goncourt de la nouvelle

2009 : Une année étrangère, prix du jury Jean-Giono

2019 : Jour de courage

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