C'est parfois sur la plage, là où tout devrait être clair et précis sous la lumière et dans le dénuement, que les choses paradoxalement peuvent se révéler complexes, confuses, en devenir... Rappelons-nous, par exemple, le meurtre commis par Meursault dans un éclat de soleil, dans L'Étranger de Camus, ou bien la baignade en mer de Thomas l'obscur (Maurice Blanchot) où dedans et dehors s'inversent sans cesse.
Esseulée dans une clarté sans ombre ou presque, la Femme assise sur la plage (1937) de Picasso se gratte un pied. C'est aussi simple et trivial que cela. Mais, plus avant, est-ce vraiment une femme ou est-ce un monstre quasi extra-terrestre, est-elle de profil ou est-elle de face, est-elle débordante de chair et de vie ou figée dans la pierre et la mort, est-elle en deux ou en trois dimensions ? Est-elle un peu simplette concentrée sur sa tâche triviale ou plongée dans une profonde boucle mélancolique ? Avec Picasso ce type d'alternatives semble s'ouvrir sur un rapport indéfini, l'artiste condensant dans son œuvre toutes ces polarités a priori contradictoires. Et c'est son génie propre, et celui plus général des arts plastiques, que de pouvoir échapper à la logique, qu'elle soit celle de la représentation, des sentiments, de la raison. Ce tableau de l'immobilité fait se mouvoir un grand nombre de questionnements et de métamorphoses. Ce tableau du grand dehors s'ouvre sur l'intimité la plus énigmatique.
Il est, concrètement, à l'origine de l'exposition Picasso, baigneuses et baigneurs et est devenu l'emblème même des collections d'art moderne du Musée des Beaux-Arts, depuis l'inestimable legs de Jacqueline Delubac effectué en 1997. Notons encore qu'en une grosse semaine, du 10 au 18 février 1937, ce sont trois baigneuses monumentales que Picasso composa tour à tour ! Un trio qui dialogue avec les baigneuses d'Ingres et de Cézanne, et qui marquera ensuite un grand nombre d'artistes, Francis Bacon au premier chef.