Libertad / Nora, adolescente de bonne famille devient amie avec Libertad, la fille de l'employée de maison dans la chaleur de l'été espagnol. Pour son premier long-métrage, la réalisatrice espagnole Clara Roquet a fouillé ses souvenirs et beaucoup brodé autour de l'injustice sociale, de l'âge des découverte et... des vêtements. Conversation à l'occasion des Rencontres du Sud...
Quel est votre parcours avant ce premier long-métrage très maîtrisé ?
Clara Roquet : J’ai d’abord travaillé comme scénariste, avec 10 000 km de Carlos Marques-Marcet ; je suis ensuite allée à l’Université de Columbia étudier le cinéma, puis j’ai écrit Petra avec Jaime Rosales — c’était comme un rêve pour moi : j’admire tellement son cinéma. Ensuite, j’ai écrit un autre film avec Carlos Marques-Marcet qui s’appelle Les Jours à venir. Et enfin un autre film avec Mounia Aki, Costa-Basta Lebanon avec Nadine Labaki, qui a été au festival de Venise l’an dernier. En tant que réalisatrice, j’ai tourné des courts métrages dont Les Bones Nenes et El Adiós, qui ont eu pas mal de succès, ce qui m’a permis d’obtenir un financement pour faire Libertad.
El Adiós est tiré d’une histoire personnelle et suit une aide-soignante immigrée qui s’occupe d’une personne âgée ; Les Bones Nenes traite de la perte de l’innocence entre des sœurs ; Libertad comme une condensation de toutes mes obsessions dans un film (rires).
J’ai été élevée dans un hara
Sont-ils autobiographiques ?
El Adiós l’est un peu, parce que c’est l’histoire de ma grand-mère avec son aide-soignante : elle la considérait comme sa fille, avec beaucoup d’amour et c’était compliqué pour ma famille — il y avait des jalousies. Pour moi, cette personne était très spéciale. Les Bones Nenes est très autobiographique parce que j’ai été élevée dans un hara. Ce que j’aime dans la réalité, ce n’est pas tellement la raconter comme elle s’est déroulée, mais en prendre des petites choses pour en faire une histoire. Ce n’est donc pas complètement autobiographique, il y a beaucoup de fiction.
Dans Libertad, êtes vous plutôt proche de l’héroïne-titre ou de Nora ?
J’aimerais être Libertad, mais je suis Nora (rires) !
D’où vient le choix de ce prénom ?
D’un personnage de petite fille que j’aime dans les bandes-dessinées Mafalda de Quino. J’aime le nom, le personnage… Je me suis rendue compte après coup que le nom de “Liberté“ avait une symbolique derrière, qui était très intéressante à explorer. La question qui traverse le film c’est : est-ce que c’est possible d’être libre si tu n’as pas les moyens financiers pour choisir ce que tu veux faire ?
Elle devait servir la fille des patrons
À l’occasion de son amitié avec Libertad, Nora découvre la différence de classes. Vous-même, l’avez-vous découverte à l’adolescence ?
Quand j’était jeune, j’étais amie avec les jeunes aides-soignantes qui travaillaient dans ma famille ; j’allais dans leur chambre, on faisait des choses ensemble, on se maquillait… On était assez proches. Sauf qu’un jour, je me suis aperçue que la fille avec qui j’étais amie débarrassait mon plateau à table. Parce qu’elle était la servante et qu’elle devait servir la fille des patrons. Là je me suis rendu compte qu’il y avait un truc : le rapport de classes. Je crois que je l’ai toujours eu cette conscience de classes. Je suis plutôt de gauche, alors que ma famille c’est l’inverse ; je ne comprends pas pourquoi j’ai été plus sensible à ces problèmes d’injustice sociale, en tout cas ça me touche beaucoup.
En Espagne, les problèmes de classes existent très fortement, mais ne sont pas véritablement révélés, ils demeurent souterrains. Si l’on considère les employées de maison qui sont souvent sud-américaines, c’est une conséquence inconsciente du colonialisme bien que celui-ci ait disparu. Ils préfèrent venir en Espagne parce que la langue est la même et que cela fait un problème en moins à régler ; cependant les Espagnols éprouvent toujours une espèce de supériorité sous-jacente vis-à-vis d’eux.
Au-delà des classes sociales, des origines ou des âges, Libertad semble traiter de la solitude des femmes…
Ça, c’est très important ! Elles sont dans une situation de très grande vulnérabilité : quand elles arrivent en Espagne elles sont seules, sans homme pour les accompagner, souvent sans papiers, elles ont du mal à se faire une place correcte dans la société, à revendiquer leurs droits. Quelquefois, elles ne les revendiquent pas car sans papiers, elles ne le peuvent pas. Et comme elles n’ont pas de rôle très défini socialement, elles arrivent dans une famille, elles passent leur journée à travailler, on leur demande n’importe quoi tout le temps et il faut qu’elles le fassent : elles sont complètement esclaves des familles. Si elles tombent bien, ça va, mais ce n’est pas toujours le cas.
Concernant Nora, sa mère et sa grand-mère, c’était aussi important pour moi de ne pas juger mes personnages ; je voulais garder la complexité des situations sans être manichéenne en mettant d’un côté les bons et de l’autre les mauvais. Il fallait que tout le monde ait une part d’ambiguïté. Tout le monde dans cette histoire fait ce qu’il peut avec ce qu’il a, personne n’est entièrement libre, quelque soit la situation. Dans cette histoire, tout le monde est un peu esclave de quelque chose : même les classes aisées ont leurs limites, elles ne sont pas libres de faire ce qu’elles veulent tout le temps.
Dans les bandes-dessinées de Quino dont vous parliez tout à l’heure, Mafalda rencontre Liberté sur la plage, lieu où les personnages ne portent pas de vêtements et donc où les marqueurs sociaux sont abolis. Dans votre film, comment avez-vous travaillé sur les vêtements dans une saison comme l’été ? Je pense notamment à une séquence où la mère est gênée de constater qu’elle porte la même robe que la domestique…
Ça a été très important dans le film de construire les costumes. Par exemple, lorsque la mère Teresa et la domestique Rosana ont la même robe, c’est un gros problème pour Teresa mais au même moment, Nora porte une robe de Libertad et Libertad une robe de Nora. Et c’est la même chose quand au début du film la grand-mère donne à Nora une robe que Nora porte à la fin. Pour moi, les vêtements sont très importants : ils sont le symbole d’un transfert d’identité.