Connecté, curieux, autonome et débrouillard, Breton est un groupe bien de son temps. Il est surtout, avec seulement deux albums d'une pop anticonformiste et post-humaine à son actif, le groupe britannique le plus passionnant du moment. Retour sur sa jeune et déjà admirable carrière avant son concert au Kao.Benjamin Mialot
«War. War never changes». Sur ces mots, prononcés par l'acteur Ron Perlman de sa caractéristique voix de croquemitaine, s'ouvrait Fallout, mètre-étalon du jeu de rôle informatique imaginé par Black Isle Studios dans lequel le joueur prenait en main le destin d'un habitant d'un abri anti-atomique. Sa mission : explorer la côte Ouest étasunienne, devenue suite à une Troisième Guerre mondiale un wasteland où prospèrent les plus bas instincts et où se développent à grand peine les projets de refondation, à la recherche du mécanisme de purification d'eau qui permettra à sa communauté de préserver son autarcie. C'était en 1997.
Dix-sept ans après l'odyssée de ce troglodyte du XXIIe siècle, la guerre n'a toujours pas changé : elle reste un formidable terreau narratif et un très précis instrument de mesure du pouls d'une époque, même quand elle n'est qu'un lointain mauvais souvenir. Comme sur War Room Stories, deuxième album du groupe britannique Breton, grand disque de pop pour terres brûlées et lendemains qui chantent faux et parfaite suite de son prédécesseur.
Le dernier club avant la fin du monde
Si War Room Stories est la bande son d'une société en pleine réinvention, Other People's Problem, paru au printemps 2012 dans le sillage d'une série d'EPs à mi-chemin du tâtonnement et de l'allumage de mèche, fut en effet celle d'une civilisation en train de s'autodétruire.
On y entendait des signaux radio disparaître dans un fracas d'interférences (le bien titré Interference, crescendo lyrique et électrique au cours duquel se fait entendre un «let's hold reset» lourd de sens) et des machines en proie à la panique, dont les glitches affolés sonnaient comme autant d'invitations à danser sur des ruines (Jostle, qui débute en brouillon de tube eurodance pour finir en brouhaha païen, le funk minimal et clignotant de Ghost Note). On y entendait des airs de violon pour unhappy ends aussi (en particulier sur 2 Years, abrégé de hip hop fantomatique qui s'enroule autour de cette désarmante question : «What ever happened ?»), et des refrains tour à tour psalmodiés comme des appels à la rédemption, soupirés telles des plaintes de victimes collatérales ou déclamés sur le rythme de slogans contestataires (notamment le long d'Edward the Confessor, lettre d'auto-flagellation amoureuse toute en saccades et saturations). On y entendait des gouvernements en pleine débâcle (Governing Correctly), des satellites à la dérive (The Commission, qu'illustre une vidéo d'errance spatiale un rien "gravityenne"), des cloches sonnant le rappel des fidèles pour une ultime prière du salut (Electrician)...
On y entendait, en somme, le vacarme du monde moderne dans toute sa splendeur néo-lo-fi (celle-là même qui donne aux images des affrontements en Ukraine des airs de scènes coupées d'un film de SF ambiance "totalitarisme rafistolé" à la Snowpiercer). Mais aussi, dans toute sa richesse, Breton synthétisant au passage, en un geste de défi digne des grandes heures de la culture punk, toute la musique britannique des années 2000, de l'électro avant-gardiste d'Aphex Twin à l'indie rock sous tension de Bloc Party, de la house agressive de Basement Jaxx à la post-soul cafardeuse de James Blake, de la pop nerdy de Hot Chip au dubstep souterrain de Burial.
Dans leur cabane sous terre
La beauté convulsive de cette musique, ainsi qu'aurait pu la décrire le théoricien du surréalisme auquel le groupe doit son nom, est une séquelle des conditions radicales et ironiques dans lesquelles elle a été composée : en autonomie complète, dans une banque désaffectée du sud-est de Londres coincée entre le théâtre des émeutes qui ont récemment secoué l'Angleterre - adepte de la pratique du field recording, le groupe n'a pas manqué l'occasion d'y puiser de la matière sonore - et les Corsica Studios, haut lieu de vie nocturne où la Boiler Room - club mobile qui voit se produire l'élite des cultures électroniques le temps de DJ sets en petit comité - a eu ses habitudes, et aménagée en pôle de création pluridisciplinaire.
Car Breton, et c'est sans doute là sa plus grande force, n'est pas un groupe. C'est un collectif multimédia, fondé par Roman Rappak et le batteur Adam Ainger en 2007 au sortir de leurs études artistiques respectives, dans l'idée de faciliter la diffusion de courts-métrages de leur cru en accompagnant leur projection d'une bande-originale jouée live. Bien que finalement enregistré en Islande dans le très professionnel studio de Sigur Rós, autre bel exemple de réappropriation urbaine - il est installé dans une piscine municipale des années 30 -, Other People's Problems a donc tout d'un accident.
Ce qui n'a pas empêché ses auteurs de prendre sa conception très au sérieux, habitant littéralement leur quartier général (baptisé BretonLabs), enquillant les tutoriels pour se mettre au niveau de leurs ambitions, assurant eux-mêmes la réalisation des clips (d'une telle qualité cinématographique qu'ils leur ont valu une place dans la programmation du prestigieux London Short Film Festival), la fabrication de t-shirts, le design des pochettes, le tournage d'auto-documentaires... On verra dans cette polyvalence (souvent mise au service d'autres : clip pour Sinead O'Conor, remixes pour Tricky, Lana Del Rey ou Local Natives) et le besoin de contrôle qu'elle sous-entend (que le collectif Fauve, en France, déplace de la rue au préau) des marqueurs générationnels - on ne rappellera jamais à quel point la révolution numérique, par la décentralisation des idées et l'abaissement des coûts d'accès aux outils de création qui l'ont accompagnée, a démocratisé les pratiques artistiques. Rappak, le francophile songwriter de la bande, qui a acquis cet esprit DIY au cours de son enfance en Pologne, le présente pour sa part comme un juste renvoi d'ascenseur : «C'est très sérieux de créer. C'est une énorme responsabilité de demander aux gens de prendre le temps d'écouter ce qu'on produit. Cet investissement est pour nous une marque de respect. Une façon de dire que ça vaut la peine d'analyser ce qu'on fait». Message reçu : carton critique, ce premier album a propulsé Breton chef de file du renouveau de la pop britannique (dans le sillage du sous-estimé Tom Vek et aux côtés de We Have Band, Wave Machines, Alt-J ou Django Django) et l'a amené à fouler les scènes les plus respectables de la planète, dont celles, chez nous, de l'Épicerie Moderne et de Nuits Sonores - leur prestation fut l'une des plus inoubliables de l'édition 2013 du festival.
La vie des autres
Au moment de lui donner un successeur, c'est logiquement avec une certaine pression que Breton s'est remis au travail. Et avec une certaine amertume, consécutive au démantèlement de son vrai-faux squat londonien. Il n'a toutefois pas tardé à lui trouver un remplaçant temporaire : les Funkhaus Studios, d'où émettait jadis la GDR, station radio du Berlin communiste, et dont chaque élément, d'un micro planqué par la Stasi à une fausse porte utilisée en son temps pour la production d'effets sonores, est autant une source de récit qu'un sujet d'expérience. Rappak : «Notre goût des espaces à l'abandon vient de notre conception de l'enregistrement. Aujourd'hui, tu peux prendre des images high definition avec un Iphone, enregistrer avec un laptop et faire sonner le tout parfaitement... Tu peux sortir un truc sans que ta main ait touché quoi que ce soit d'autre qu'un clavier. Mais on perd dans le processus une partie de l'originalité que l'on pouvait obtenir avec du matériel analogue. Enregistrer dans des endroits qui ont une histoire change l'atmosphère d'un disque».
Atmosphérique, c'est justement le premier qualificatif qui surgit à l'écoute des chansons post-apocalyptiques de War Room Stories, aussi fondamentalement hybrides et, par extension, bien de leur temps que leurs aînées, mais empreintes d'un plus grand souci de limpidité et d'aspirations mélodiques vertigineuses. Rappak confirme : «Sur l'album précédent, nous étions dans la recherche, nous pensions que quatre cents personnes allaient l'écouter... Celui-ci, nous allons le jouer devant plus de gens, il se devait d'être plus clair. Jouer devant des milliers des personnes change la perception de ce que tu fais. Ça ne veut pas dire qu'on s'est mis à écrire dans cette optique, mais qu'on cherche de nouvelles façons de toucher autant de gens. Après, on s'est tout de même laissé le droit d'enregistrer dans de grandes salles à l'acoustique de merde parce qu'on trouvait que ça sonnait bien, de garder des erreurs... C'est ce qui est super avec la musique indépendante : tu n'es pas obligé de suivre les règles. Je trouve au final que c'est plus brave de fonctionner comme ça». Plus audacieux et, on le disait, plus cohérent avec ce qui précède, War Room Stories faisant dans la reconstruction là où Other People's Problems voyait Breton déconstruire tout ce qui passait par les tympans de son leader. Avec tout ce qu'elle implique d'errances (la course au grand air radioactif sur fond de pizzicatos de Search Party), de réprobation des erreurs du passé (Legs & Arms, taillé pour les mégaphones), voire de défaitisme («I believe everybody has a right to surrender» clament Rappak ses acolytes. sur National Grid).
Ce luxe de pouvoir conjuguer envie d'expérimentation et désir de légitimation, Breton peut se le permettre grâce à son changement de label : signé à l'origine chez Fat Cat, il gère désormais sa propre division au sein de Believe, une structure plus puissante mais toute aussi respectueuse de son indépendance. Il le doit surtout au fait d'avoir su évoluer en tant qu'entité. Les notes d'Other People's Problems résonnaient exclusivement des contradictions de Rappak, musicien poreux et compositeur protectionniste, architecte aux visions élégantes et démolisseur aux instincts primaires, beau gosse à la dégaine d'émeutier – à leurs débuts, lui et ses acolytes se produisaient le visage ombragé par une capuche – et terroriste sonore au sourire d'ange. Celles de War Room Stories, de la techno pour rescapés revenus à l'état tribal de Got Well Soon au R'n'B enguirlandé de mobiles sonores de récup' de 302 Watchtowers, pulsent d'une cohésion inédite. Y compris cette voix (des sans-voix) voulue légion si typique du groupe, et dont les moindres intonations charrient les petites révoltes et les grandes désillusions de la jeunsse contemporaine.
Connaissant l'attention que porte la bande aux détails, ce n'est évidemment pas un hasard : «Sur le premier album, j'avais tout écrit. Mais c'est une façon de faire déprimante : tu fais des choix très précis mais quand les gens essaient de les mettre en pratique, le résultat sonne très différemment. Cette fois, on a appris à jouer chaque morceau ensemble avant de le terminer, pour qu'il nous appartienne collectivement». Et pour bétonner leurs premières interprétations en public : «Plein de musiciens enregistrent chacun dans leur coin, sur Pro Tools et compagnie, et quand ils jouent la chanson en entier pour la première fois, c'est infect. Ça nous est arrivé aussi. Certains titres du premier album, nous les avons joués pour la première fois ensemble devant 8000 personnes... Ceci étant, nos morceaux sont, dans l'idée, des work in progress. Ils ne sonnent pas du tout pareil en live. Jouer de la musique à dominante électronique sur scène peut être frustrant, car tu te retrouves à chercher en vain à retrouver la perfection que tu as connue en studio. Il faut plutôt tomber amoureux du chaos». À l'instar de l'auteur des très spirites Champs magnétiques, qui reprochait à Apollinaire son mépris du désordre. Compte tenu du nom de la salle où ils se produiront cette semaine, ce ne devrait être qu'une formalité.
Breton [+ DID]
Au Kao, mardi 11 février