Portrait / Avec "Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit", Fabio Viscogliosi donne un récit autobiographique fragmenté et poétique en livrant, façon puzzle, les clés de sa mythologie personnelle. Yann Nicol
Les 154 courts chapitres qui composent cet autoportrait convoquent des souvenirs, des réminiscences, des rêves, des divagations ou des sensations qui constituent les moments clés d'une existence, mais aussi ses creux, ses interstices, ses moments fugaces et insaisissables... Car ce que montre Fabio Viscogliosi avec beaucoup de finesse et de pudeur, c'est que les étapes fondamentales d'une vie ne sont pas forcément les plus spectaculaires et que les souvenirs qui restent sont le plus souvent de l'ordre de l'infime, voire du dérisoire : «Quelle différence entre deux journées de travail sinon une infinité de micro-événements – le béton qui résiste, un ongle qui se retourne, un petit buisson brouillon, les estomacs qui gargouillent, des rais de lumière sur une moquette, un écrou qui glisse dans le sable – ce dont on se souvient». Ainsi, les cols en V, les lasagnes, le premier combat de judo ou la BMW familiale prennent dans cette autobiographie kaléidoscopique autant d'importance que la relation au père, la découverte de la musique ou l'influence du cinéma. Une évocation des grands maîtres dans laquelle Fabio Viscoglisosi apporte son sens du décalage et de la singularité, en évoquant leurs influences de manière détournée et intime : les querelles backstage de Miles Davis et John Coltrane, le goût de Picasso pour les chauves souris, les chaussures de Buster Keaton, l'anticonformisme de Magritte, les rimes de Leonard Cohen, à qui il rend hommage en ces termes : «Les chansons de Leonard Cohen résonnent d'une étrange beauté cafardeuse. Elles m'évoquent pour toujours un paysage de pluie ou de neige. Leonard a le pouvoir de transformer le soleil en glace». Fabio a, lui, le pouvoir inverse.Connaissance par les gouffres
Car cet autoportrait, aussi lumineux soit-il dans les fugaces instants de bonheur qu'il décrit, porte en lui la mélancolie et la perte. Au fil de ces courts textes, apparaît lentement l'idée que ce qui relie ces événements est leur caractère éphémère, leur allure de paradis perdu. Jerry le merle, que le narrateur avait recueilli, est enterré derrière la haie. Eddie Cochran est mort depuis de longues années. C'est aussi le cas de John Lennon, de Pépé Carlo et de beaucoup d'autres. C'est surtout le cas des parents, disparus dans le tunnel du Mont Blanc un jour de mars 1999, et dont l'absence est au cœur du livre. Une ombre qui plane sur ces pages, à travers notamment l'évocation, poignante, de ce père plombier, immigré italien, avec qui le jeune Fabio fait des chantiers. Dans la représentation, aussi, de la fragilité de la vie et de la brutalité de la disparition, que Fabio met en scène dans un dernier chapitre, intitulé «Sous le Mont-Blanc» absolument bouleversant : «La Lancia a roulé quelques centaines de mètres encore, avant de disparaître définitivement dans le premier front de fumée», écrit-il à propos de cet accident tragique, avec une retenue et une simplicité qui font les grands livres. Nul doute que la poésie et l'écriture lui ont aussi permis de traverser la nuit...