« La disparition d'un festival est regrettable mais aussi préoccupante »

Entretien / Hélène Seiler-Juilleret est sociologue de la culture et éditrice. Elle a fondé en 2023 les Éditions du Nid-de-pie, maison dédiée aux ouvrages de sciences sociales critiques et aux cultural studies. Elle a travaillé à plusieurs reprises sur les spécificités des festivals de littérature.

Vous avez analysé des festivals de littérature dans plusieurs régions de France. Quel regard portez-vous sur la région Auvergne-Rhône-Alpes ?

Hélène Seiler-Juilleret : Tout d'abord, parmi les festivals littéraires les plus anciens en France, plusieurs (dont la Fête du livre de Bron) se sont implantés dans la région. Ces festivals ont participé à la pérennisation d'un nouveau type d'événement culturel mais aussi à l'apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques littéraires. L'émergence des festivals littéraires doit beaucoup aux politiques publiques du livre et au soutien des Régions. L'ARALD [ndlr : association aujourd'hui appelée Auvergne-Rhône-Alpes Livre et lecture] a investi très tôt les questions relatives à la vie littéraire, aux conditions de travail des écrivains et écrivaines et à l'interprofession dans le milieu du livre. En 2012, elle publie une documentation sur l'accueil des auteurs et autrices lors des manifestations littéraires avec, comme fil rouge, leur nécessaire rémunération. Cet enjeu est également au cœur de l'identité des festivals littéraires, ce dont attestent les prises de position du réseau RELIEF (Réseau des événements littéraires et festivals), fondé en 2005 et qui a fait de la rémunération des auteurs un de ses combats majeurs. À ce propos, la Fête du livre de Bron fait partie des tout premiers membres du réseau.

À lire aussi dans Le Petit Bulletin : Le rayonnement littéraire de Lyon s'affaiblit

Aujourd'hui, des festivals de littérature du territoire disparaissent (comme la Fête du livre de Bron), ou sont en mauvaise posture. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Pour répondre à cette question, il faut porter la focale non pas sur le succès de l'offre littéraire des festivals mais plutôt sur leurs conditions matérielles et financières. Il y a d'abord la baisse des financements publics, et plus particulièrement des collectivités territoriales (dont le budget annuel global a été diminué ces dernières années). Or, elles jouent un rôle prégnant dans les montages des festivals littéraires en tant que financeuses mais aussi collaboratrices pour les aspects logistiques : certaines mettent à disposition gratuitement ou à des tarifs réduits des espaces et du matériel. Les collectivités sont aussi des relais précieux auprès des autres acteurs impliqués dans la vie culturelle locale (bibliothèques, librairies, associations, écoles, etc.). Le festival littéraire s'inscrit alors dans un tissu préexistant d'interrelations en même temps qu'il conforte ce réseau et contribue à son tour à la vitalité « culturelle » d'une ville ou d'un village.

Le second aspect ce sont les contraintes qui découlent de la rémunération des auteurs et des autrices, une revendication que les festivals ont défendue dès le début. Aujourd'hui, ce combat semble largement gagné et il y a eu, durant toute la décennie 2010, plusieurs effets cliquets qui ne permettent plus de revenir en arrière. Par exemple, la plupart des organismes publics, comme la Sofia en 2008 et le CNL en 2015, ont conditionné l'octroi de leurs subventions à une telle rémunération. Or, ce poste de dépenses constitue le budget le plus important des manifestations, talonné de près par les frais de défraiement (les transports, les frais de bouche) lesquels se sont accrus en raison de l'inflation, et par les charges salariales, les festivals étant également engagés dans la professionnalisation de ce type d'événements.

Fête du livre de Bron © Paul Bourdrel

Pensez-vous que "l'illusio" de la littérature (à savoir la croyance dans la valeur de la littérature) est moins forte aujourd'hui ?

L'illusio, c'est en effet l'adhésion à un ensemble de valeurs, ici littéraires, lesquelles prennent la forme d'enjeux qui l'emportent sur tous les autres et qu'on investit davantage parce que c'est là que ça se joue. Cela se traduit par des pratiques socio-culturelles, la revendication de certains goûts (ou dégoûts), la capacité à émettre un avis ou une analyse littéraire, etc. Je ne crois pas que l'illusio littéraire se soit affaiblie. En revanche, j'aurais tendance à penser qu'elle s'est en partie repolitisée à la faveur des engagements sociétaux récents, en particulier la remise en question intellectuelle et militante des assignations et des dominations raciales et genrées. C'est un mouvement de contestation qui prend de plus en plus d'ampleur dans l'espace public et dans les mentalités, et qui, par capillarité, se réfracte dans les pratiques socio-culturelles (dont la lecture littéraire) et même dans le champ littéraire. Dans ce dernier, on peut observer depuis une dizaine d'années une plus grande attention à ces questions, mais aussi une présence croissante des autrices (et auteurs) féministes, transgenres ou non binaires, dont l'œuvre et le discours littéraires sont de plus en plus reconnus. À travers leur programmation, les festivals peuvent se faire l'écho de cette évolution mais je pense qu'ils en ont aussi été l'un des acteurs.

Que se passe-t-il quand les événements autour du livre se raréfient sur un territoire ?

La disparition d'un festival ou d'un événement littéraire pourtant ancien, estimé par le public ainsi que par les autres acteurs du livre, c'est non seulement regrettable mais c'est aussi préoccupant. Cela étant, il faut aussi porter notre regard sur le renouvellement de cet écosystème avec, d'un côté, l'apparition de nouveaux festivals et, de l'autre, la pérennisation de ce modèle à travers la normalisation de la rémunération des auteurs et autrices et la dissémination de ces nouvelles pratiques littéraires dans d'autres lieux. Même si la temporalité est différente, on retrouve cette offre littéraire en bibliothèque et surtout en librairie, lesquelles sont devenues de véritables lieux de sociabilité socio-culturelle. Aujourd'hui, la plupart des librairies organisent régulièrement des rencontres, des débats et des lectures d'une grande qualité et qui ont fait l'objet d'une programmation élaborée par leurs soins. Autrement dit, l'offre des festivals se diffuse, se déplace et, dans une moindre mesure, peut se diluer. Mais elle ne disparaît pas.

Observe-t-on un affaiblissement du rôle prescripteur des événements littéraires comme les festivals ? Comment envisager l'évolution de la médiation autour du livre ?

Je pense que la plupart des festivals littéraires n'ont pas perdu leur rôle prescripteur. Cela vaut tout particulièrement pour les manifestations qui collent à l'actualité littéraire et, en ce sens, assurent un rôle prescripteur au même titre (voire plus, depuis quelque temps) que les critiques littéraires et les médias. Au-delà de ce cas de figure, les festivals sont adossés à un comité éditorial, composé de personnalités du monde littéraire qui sélectionnent des auteurs et des ouvrages selon des critères littéraires. Sur le long terme, de telles programmations dessinent une identité littéraire qui rejaillit sur la notoriété du festival et contribue à doter ce dernier d'un capital symbolique important. L'obtention de prix littéraires et la sélection dans les listes d'auteurs et autrices qui ont été invités par ces festivals peuvent être un indicateur de ce capital symbolique.   

 

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