Drag / Si la scène drag gagne en popularité en France, l'instabilité financière et la difficulté à s'organiser collectivement empêchent encore les artistes de bénéficier de réelles avancées professionnelles.
Ces dernières années, la culture drag a acquis en France une visibilité nouvelle, stimulée par des émissions comme Drag Race, qui ont rapidement trouvé leur version locale. Ce phénomène a propulsé les drag queens et drag kings sur le devant de la scène médiatique, mais sans pour autant transformer leurs conditions de travail.
Elias Caillaud, doctorant en sociologie à l'EHESS de Lille et spécialiste des scènes drag en France et en Irlande, constate une évolution paradoxale : « Drag Race a certes démocratisé le drag, mais elle a aussi mis en place un modèle qui exacerbe la compétition et la capitalisation sur l'art queer », explique t-il. Ce modèle imposerait aux artistes une course permanente à la performance, qui tend à en faire des produits de divertissement standardisés, tout en renforçant la précarité des moins connu(e)s. Pour le doctorant, cette pression n'est pas sans danger : « L'injonction à l'originalité constante encourage une logique consumériste où l'artiste doit toujours produire du "neuf", parfois au détriment de sa stabilité financière. » Les coûts de production augmentent avec des tenues toujours plus élaborées et des shows toujours plus spectaculaires, poussant les drags à investir de plus en plus pour espérer se démarquer.
Avec une quinzaine de shows par semaine à Lyon, les événements se sont multipliés au fil des années, mais l'enthousiasme du public ne garantit pas pour autant une rémunération correcte pour les artistes. Oscillant souvent entre 50 et 150 euros par prestation, elle ne permet pas toujours de couvrir les frais de costumes, maquillages et déplacements. « C'est sans compter le temps de maquillage et les répétitions qui représentent facilement une dizaine d'heures » précise Zanni Lalune, drag queen à Lyon depuis cinq ans.
Défis structurels et marginalisation accentuée pour les drag kings
Si les drag queens commencent à bénéficier d'un plus large public, de leur côté, les drag kings peinent davantage à s'imposer sur la scène artistique. Souvent assigné(e)s femmes à la naissance, l'invisibilisation des drag kings repose en partie sur des stéréotypes de genre, qui tendent à présenter le drag comme un art valorisant les attraits dits "féminins". Bien que des figures comme Rico Loscopia à Lyon cherchent à valoriser la pratique, l'accès à la scène reste d'autant plus difficile que les discriminations internes persistent. « C'est la double peine » insiste Rico.
Confronté(e)s à cette précarité persistante, certain(e)s acteur(ice)s de la scène drag tentent d'organiser un mouvement collectif comme des syndicats inspiré(e)s par des modèles d'associations artistiques à l'étranger pour défendre leurs droits. Mais les efforts sont souvent divisés par des divergences internes. À Lyon, par exemple, chaque groupe d'artistes occupe un lieu ou un public spécifique. Un paysage morcelé qui rend difficile la création d'une structure commune.
À cela s'ajoute la variété des statuts juridiques (auto-entrepreneur(euse)s, intermittent(e)s du spectacle, ou même artistes sans statut fixe) rendant complexe toute tentative de structuration collective. Cette réalité pèse particulièrement pour les drag performers, dont certain(e)s peinent à accéder au statut plus protecteur d'intermittent, faute de cachets réguliers. Seules les personnes cumulant 507 heures par an peuvent en bénéficier, un seuil complexe à atteindre dans un milieu où les prestations sont peu rémunérées, pas toujours déclarées, et sporadiques.
Solidarités informelles et initiatives autogérées
Charlotte Piechon est programmatrice au Lavoir public, scène d'artistes émergents du 1ᵉʳ arrondissement de Lyon. Elle insiste sur l'importance d'une prise de conscience dans les lieux qui programment des drags, qu'ils s'agisse de bars ou de lieux culturels : « Il y a un besoin de structuration, notamment autour de l'intermittence, pour permettre aux artistes de se stabiliser financièrement. »
De plus, la réticence de certain(e)s artistes à formaliser leur pratique freine cette dynamique. « En général, je me fais payer au black. Et je comprends que ça soit une forme de concurrence déloyale pour certain(e)s, mais la vraie question c'est : "qui paye et à quel prix ?”. Les lieux qui ne rémunèrent pas correctement sont à l'origine de cette précarisation », accuse Nixe Amère, drag à Lille.
Pour pallier l'absence de reconnaissance institutionnelle et l'absence de protections sociales, des solidarités s'organisent malgré tout au sein de la communauté drag. Des collectifs à Lyon comme La Cousinade, Les Dragones ou le collectif Jardin des Lys ont mis en place des fonds solidaires pour soutenir les artistes les plus précaires. Ces initiatives, financées par les membres eux(elles)-mêmes, permettent aux drags de s'entraider et d'alléger temporairement les pressions financières, mais ces initiatives autogérées restent aussi limitées face à l'absence de reconnaissance des spécificités de la scène drag par des acteurs et institutions publiques.
Aussi, certains établissements, comme Le Lavoir Public, propose des stages théoriques et pratiques pour aider les jeunes artistes à structurer leur démarche artistique. Ces formations abordent la dramaturgie, les subventions, et les méthodes de diffusion.
Drag race-mania, vous dites ?
Depuis 2009, RuPaul's Drag race électrise le petit écran en couronnant la crème des drag queens américaines. Créé par RuPaul, le show a propulsé la culture drag sous les projecteurs mainstream, transformant un art jugé marginal en phénomène de pop culture. Devenu culte et multirécompensé, (Emmy awards, Artios awards, MTV movie & TV awards à la pelle), le concours de drag le plus célèbre du monde a inspiré plus de 15 adaptations internationales — de l'Espagne à la Thaïlande en passant par la France. À chaque version, ses spécificités : le lip-sync endiablé, des défis spectaculaires, et le mantra de RuPaul « charisme, originalité, audace et talent ». En France, le succès est immédiat : 7 millions de spectateur(rice)s dès la première saison, un record de 11, 2 millions pour la suivante.
Pourtant, longtemps, un paradoxe demeurait : Drag race a imposé des règles restrictives, interdisant la participation des femmes transgenre et des drag kings, alors même que l'émission se voulait une célébration de l'inclusivité et de la liberté d'expression. Ce n'est qu'en 2021 que le programme s'est ouvert à la diversité. RuPaul s'était alors justifié du délai pour cette révolution du drag, d'un : « Le drag perd son sens de l'ironie quand ce ne sont pas des hommes que le font ». Don't act. Ces propos ont choqué, et beaucoup sont montés au créneau comme Detox, célèbre candidate de la cinquième saison américaine. Des discriminations au sein de ce qui est vu comme la "maison mère" du drag apparaissent pour de nombreux(ses) drags comme un frein supplémentaire à la professionnalisation et l'accès à un statut protecteur pour tous(tes).