"Mado" et "Garçon !" de Claude Sautet. "La Femme aux cigarettes" de Jean Negulesco.
Inutile de parler ici de la cérémonie d'ouverture, qu'on a séchée comme toutes les années — la Halle Tony Garnier, pour le cinéma, ce n'est simplement pas possible — mais le festival Lumière a pris l'heureuse initiative de commencer dès le lundi matin ses projections, ce qui fait qu'au moment d'aller se coucher, on avait déjà trois films au compteur — notre rythme de croisière prévu pendant une semaine.
Avant de causer desdits films, deux remarques liminaires : d'abord, la moyenne d'âge carrément élevée à toutes les séances. On ne fera pas l'injure au festival en disant qu'il a réussi à transformer ce que beaucoup considère comme du "vieux cinéma" en cinéma pour vieux, mais tout de même... On n'avait pas eu ce sentiment les années précédentes, en tout cas, pas de façon aussi systématique. Est-ce à dire que, pour les séances du matin et de l'après-midi, seuls les retraités peuvent se rendre au cinéma ? Ce serait logique, mais l'absence de jeunes cinéphiles dans les rangs — à quelques exceptions près, quasiment toutes connues de nos services — est tout de même un peu flippante.
Deuxième remarque : les présentations. On a eu droit hier au laïus introductif de Nicole Garcia avant Garçon ! et à celui de Pierre Rissient avant La Femme aux cigarettes. Dans les deux cas, il était frappant de constater à quel point ils n'avaient manifestement pas envie de parler des films qu'ils présentaient... Garcia a préféré évoquer l'apport du script doctor Sautet à deux de ses scénarios — Le Fils préféré et Place Vendôme ; Rissient a balayé une partie de la carrière d'Ida Lupino actrice, évoquant l'autre film programmé au festival — dont on reparlera en fin de semaine — et d'autres absents de la sélection, mais pas celui de Negulesco, dont il s'est contenté de dire qu'il n'était pas le médiocre cinéaste qu'on a souvent décrit.
Restons donc sur La Femme aux cigarettes. Une fois le film vu, on se dit : 1) que Rissient n'en a presque pas parlé car il n'y avait effectivement pas grand chose à en dire ; 2) que Negulesco est bien un cinéaste de seconde zone, un faiseur plus doué pour la technique que pour la mise en scène. Autrement dit, La Femme aux cigarettes, mélodrame criminel bateau et impersonnel, est totalement loupable, puisqu'on y trouve guère de remarquable que la prestation de Lupino, qui sait rendre saignantes les quelques répliques bien senties qu'on lui offre en début de film, des gros plans sur un Richard Widmark totalement possédé et une très belle forêt de studio dans le dernier quart d'heure, superbement éclairée et joliment nimbée de brume. Le reste est au-delà du prévisible, parfois d'un ennui absolu, et le fait que Negulesco n'ait même pas eu l'envie de creuser ce drôle de ménage à trois dans ses soubassements sexuels montre qu'en plus de ne pas être très doué, il était manifestement d'un conformisme total.
Quant à Garçon ! on comprend aussi l'embarras de Nicole Garcia face au film une fois celui-ci vu. Résumons son intervention : son rapport d'actrice à Sautet ? Elle n'était pas vraiment son type, il cherchait une nouvelle Romy Schneider et il la trouvera en la personne d'Emmanuelle Béart. Montand ? Il traversait une phase difficile sur le plan personnel, et ses tergiversations ont longtemps décalé le tournage, lui estimant que son rôle n'était pas assez politisé par rapport à ses prises de position publiques. La place des femmes dans Garçon ! ? Lointaine, Sautet s'intéressant surtout au trio masculin et à l'ambiance de la brasserie dans laquelle ils travaillent. C'est diplomatiquement présenté, et Sautet est nettement plus franc dans ses Conversations avec Michel Boujut, soulignant en effet à quel point Montand avait joué sa diva, refusant de partager la vedette avec Jacques Villeret... Sans parler des rapports difficiles avec la production qui ont conduit à plusieurs montages différents du film.
Tout ça explique l'échec critique et public du film à sa sortie, mais aussi sa faiblesse évidente dans l'œuvre de Sautet. Garçon ! est franchement raté, et seules les quinze premières minutes, où le cinéaste orchestre un ballet virtuose et burlesque entre la salle et les cuisines de ce restaurant typiquement parisien, sont vraiment convaincantes. Non seulement Montand est beaucoup trop vieux pour le rôle, mais il est dans sa phase de cabotinage amorcée avec Tout feu tout flamme de Rappeneau. Il y a quelque chose d'un peu pathétique à le voir draguer des filles très très jeunes — comme la belle Dominique Laffin, disparue prématurément deux ans après le tournage à 33 ans — ou à déployer une énergie considérable pour construire une sorte de grande kermesse un peu minable du côté de Noirmoutier. Les intrigues sentimentales sont assez vaines, comme si Sautet caricaturait son propre cinéma en le réduisant à un vague téléfilm pour milieu d'après-midi. Même ses figures de style bien connues se transforment en scories — la pluie à la fin — et son adresse scénaristique fait figure ici de mécanique poussive — les vignettes sur les clients récurrents de la brasserie. Bref, l'anonymat dans lequel le film est tombé — pas d'édition DVD française, peu de diffusion télé — n'est, comme souvent, pas un hasard, et on déconseille évidemment à ceux qui ne connaissent pas le cinéma de Sautet de commencer par là...
Tout comme, mais pour des raisons diamétralement opposées, on leur demandera de regarder Mado une fois digérées des œuvres plus emblématiques de son cinéma comme Les Choses de la vie, César et Rosalie ou Vincent, François, Paul et les autres. Car Sautet y prend beaucoup de contrepieds avec ses habitudes de cinéaste : à commencer par cette introduction où, dans une voiture sillonnant la campagne, deux personnages discutent de la crise, du chômage et de la difficulté de vivre à Paris, loin de la petite-bourgeoisie que Sautet aimait peindre. La conversation continue avec d'autres comparses dans un café, et se termine par l'évocation de Mado, elle aussi en proie à des problèmes financiers, et qui a trouvé une solution pour travailler de nouveau. Elle se prostitue, et c'est dans le lit de Simon / Michel Piccoli qu'on la découvre, pour une scène d'amour superbement filmée. S'ensuit un dialogue où, avec son art de l'évocation, Sautet fait comprendre que Simon est un nanti, qui s'est enrichi grâce au marché immobilier. Ce parvenu se retrouve au cœur d'un scandale financier qui pousse son associé au suicide et sa société au bord de la faillite. Décidé à se venger des escrocs qui l'ont mis sur la paille, il va tendre un piège pour faire tomber ses ennemis.
Mado, par sa structure chorale, sa manière de jongler entre la chronique de mœurs et le polar, évoque certains films de Robert Altman — dont Sautet était un grand admirateur. Les digressions dans le récit, la multiplication des seconds rôles — formidables, comme ceux tenus par François Perrier, Charles Denner ou Michel Aumont — et l'apparente nonchalance dans la conduite de l'intrigue — pas toujours très claire, surtout au cœur du film — en font un drôle d'objet, à la fois daté et curieusement contemporain. Sautet sait tellement situer socialement l'environnement de ses œuvres que l'on ne peut s'empêcher d'effectuer des comparaisons avec notre France d'aujourd'hui, pour mieux constater à quel point les choses ont peu changé, si elles ne se sont pas encore dégradées. La crise, donc, mais aussi le fossé infranchissable ente classes populaires, classes moyennes et parvenus ou encore la corruption affairiste, autant de sujets toujours tristement d'actualité...
Cela étant, dans sa dernière partie, extraordinaire, Sautet propose une utopie là encore très originale au sein de son cinéma. Alors que tous les personnages sont enfin réunis pour aller visiter la parcelle de terrain que vient d'acquérir Simon et qui va lui permettre de faire redémarrer son affaire, les voilà qui se retrouvent embourbés sous la pluie, improvisant un feu de camp de fortune en attendant des secours. Les classes se mélangent, la joie prend le dessus, même si la mélancolie n'est jamais très loin. Alors que Simon ne rêve que de reconquérir le cœur de Mado, celle-ci se rapproche du personnage incarné par Jacques Dutronc, modeste comptable dont l'abnégation et la fidélité lui servent de refuge face aux désirs possessifs et destructeurs des hommes qui l'entourent.
C'est surtout un instant de grande liberté dans le récit, proche de la fin de Maine Océan de Jacques Rozier, comme si l'énergie longtemps contenue se déversait par tous les pores du film en un élan vital qui fait tout péter : les barrières sociales, les différences de génération, mais aussi la durée ou le cadre. Un moment tout à fait à part dans le cinéma de Sautet, donc particulièrement précieux.