"Paradis perdu" d'Abel Gance, "L'Homme qui rétrécit" de Jack Arnold, "Embrujo" de Carlos Serrano de Osma.
Tandis que la France s'émeut des troubles aux projections d'Annabelle – certains audacieux osent prétendre que ceux-ci ne sont pas liés à la jeunesse des spectateurs ni à la nature horrifique du film, mais plutôt à sa médiocrité, illustrant sans le vouloir la fameuse phrase de la critique Pauline Kael : «les salles sont pleines, mais rien n'indique que les spectateurs n'en sortent pas furieux» – prolifère tranquillement durant le festival Lumière tout type de comportements antisociaux. Ainsi, durant la séance du Voyeur à l'Institut Lumière, un couple de vieux débris – pourquoi leur témoigner de la mansuétude ? a laissé sonner cinq fois son portable pendant le film et n'a rien trouvé de mieux à répondre à ceux qui s'en sont plaints que «le cinéma, aujourd'hui, c'est comme ça, y a du bruit...» Allez, va acheter ton exemplaire du bouquin d'Eric Zemmour, l'intégrale DVD de Laurent Gerra et le best of de Michel Sardou, mais surtout, ferme ton putain de téléphone, si tu ne veux pas que ta retraite s'arrête prématurément.
On nous a rapporté des incidents similaires à la projection de La Taverne de la Jamaïque et, pendant celle de Paradis perdu, une ado visiblement peu concernée par ce qui se passait sur l'écran a passé une partie de son temps à regarder le sien à côté de nous, agitant cette disgracieuse petite lumière qui fait qu'aujourd'hui les salles obscures le sont de moins en moins.
On ne va pas faire son baroudeur, mais Lumière est le seul festival de cette taille où aucun avertissement n'est lancé avant les films pour dire aux spectateurs de couper leurs téléphones. A Cannes, un festival que Thierry Frémaux connaît bien, on peut se faire exclure non seulement de la séance, mais de la manifestation toute entière si on a le malheur de le faire sonner pendant une projo. On espère que des sanctions du même ordre seront prises ici, ou sinon il faut s'attendre à ce que les plus civilisés des spectateurs ne fassent la loi eux-mêmes dans les salles. Ce qui, convenons-en, risque de semer une joyeuse pagaille.
Après tout, Lumière, c'est surtout le moyen de découvrir en salles des films que les cinéphiles ont depuis longtemps dans leur DVDthèque. Mais les découvrir en salles, ce n'est pas seulement une question de taille d'écran et de qualité de projection, mais aussi de recueillement ou de communion face à l'œuvre ; osons le dire, le numérique a en partie faussé la donne. On était content de voir hier Mado et La Femme aux cigarettes en 35 mm, moins de voir aujourd'hui une copie à peine meilleure qu'un Blu-ray de L'Homme qui rétrécit. Quant à Embrujo, les sous-titres se sont mystérieusement volatilisés, transformant la séance en version originale pure et dure. Ce qui ne serait pas arrivé avec de l'argentique...
On a pu lire récemment les propos de Quentin Tarantino, Prix Lumière 2013, disant son embarras lorsqu'à Cannes il s'est retrouvé face à la copie numérique restaurée de Pour une poignée de dollars. «J'avais l'impression de regarder un putain de Blu-ray» disait-il. L'an dernier, à Lumière, il avait posé comme condition de projeter tous ses films en 35 et avait apporté lui-même les copies de certains films de sa carte blanche. Tarantino a raison : l'expérience d'un film, c'est l'expérience des imperfections de sa copie, c'est ce qui rend la projection unique.
Lors d'une séance récente de Boulevard de la mort, film sur lequel Tarantino s'est employé à rayer volontairement la pellicule pour lui donner un côté usé et vieilli, le film a sauté lors d'un changement de bobine, inversant le haut et le bas de l'image. Pour ceux qui ne l'avaient jamais vu, ce défaut de projection s'est fondu dans l'expérimentation menée par le réalisateur, comme s'il n'était qu'une manipulation supplémentaire pour renforcer le caractère vintage de la copie. Pour les autres, cela a donné une nouvelle dimension à la séance, montrant à quel point ce genre d'incident est parfois le meilleur moyen de jauger la réussite de l'œuvre, mais aussi de maintenir une tension latente chez le spectateur, le moindre craquement, la moindre rayure sur la copie lui rappelant la fragilité et la singularité de ce qu'il est en train de regarder.
Ce qui nous amène à ce constat. Ce blog, on le tiendrait bien plus tranquillement depuis chez nous. Par exemple, on pourrait aujourd'hui regarder depuis notre salon à 10h30 Monsieur Klein, à 15h Vincent, François, Paul et les autres, à 17h30 Classe tous risques et à 20h15 Arrebato. On fermerait les volets, on couperait portable et ordinateur, et on verrait des films dans des conditions correctes, mais surtout, avec la certitude d'être au calme. Et on ne filerait pas cinq euros en tickets quotidiens à TCL.
Bon, il faut parler des films et, même si le cœur n'y est pas vraiment, on va le faire. Commençons par Paradis perdu d'Abel Gance, présenté par Bertrand Tavernier dans le cadre de sa carte blanche sur le cinéma français. Belle introduction d'ailleurs, drôle et érudite, dudit Tavernier sur le film, qui a su en pointer les originalités tout en en dissimulant les faiblesses, pourtant évidentes. La première demi-heure est excellente : alerte, pleine d'idées de mise en scène, excellemment interprétée et bourrée d'esprit. C'est une comédie romantique à l'ancienne où un peintre fier de sa bohême tombe amoureux d'une jeune fille qui travaille pour un célèbre couturier de la Place de Paris. Il veut l'emmener au bal des Beaux-arts, mais elle n'a pas de robe. Il lui en confectionne une à la va-vite, au gré de son inspiration et celle-ci fait un triomphe, lançant une révolution où les femmes s'affranchissent de leurs corsets. Une carrière de styliste s'offre alors à lui, et avec elle le succès et l'argent, mais il n'a d'yeux que pour sa belle, qu'il épouse et emmène en voyage de noces. Puis la guerre éclate et le voilà mobilisé sur le front. Pendant qu'il croupit dans les tranchées, elle devient ouvrière participant à l'effort de guerre, contracte une maladie et en meurt.
Gance entre alors dans la partie mélodramatique de son récit, nettement moins convaincante. La fantaisie formelle – cadres inclinés, surexpositions kaléidoscopiques – dont il faisait preuve jusqu'ici s'efface au profit d'un classicisme déjà moins stimulant, et le jeu particulièrement naturel des comédiens se rigidifie face aux conventions propres au genre lui-même. Il y a parfois une séquence étonnante, comme les retrouvailles entre le père et son enfant, émouvantes ; mais aussi des moments nettement plus empesés, notamment l'imbroglio amoureux à Cannes, qui conduit le film à une surenchère dialoguée assez pénible. Paradis perdu reste une curiosité, mais en aucun cas un grand film méconnu.
Venons-en aux fameux choix effectués par Almodovar pour ses deux cartes blanches. On en rappelle les principes respectifs : d'un côté, retrouver à l'intérieur de ses propres films la trace des films des autres – extraits, affiches, citations ; de l'autre, établir un parcours libre à travers l'histoire du cinéma espagnol via quelques classiques quasi-inconnus – pas difficile, tant cette cinématographie n'a connu que peu de défenseurs français de poids. On a pu tester les deux hier, grâce au génial L'Homme qui rétrécit de Jack Arnold et l'étonnant Embrujo de Carlos Serrano de Osma.
D'abord, un petit commentaire : Arnold, cinéaste modeste ayant surtout travaillé dans la série B, aura donc été mis à l'honneur coup sur coup par Tarantino, qui avait choisi son jubilatoire High school confidential l'an dernier, et par Almodovar. De quoi rehausser la cote de cet artisan un peu négligé par les historiens du cinéma, sinon par Jean-Pierre Andrevon dans sa somme sur le cinéma de SF. L'Homme qui rétrécit est en tout cas son opus majeur, un petit bijou dont la facture de divertissement malin se termine par une ouverture profondément métaphysique.
L'argument est connu : après être passé à travers un nuage radioactif, un type tout ce qu'il y a de plus banal se met à rétrécir jour après jour, jusqu'à ne mesurer plus que quelques centimètres. D'abord énigme médicale, puis phénomène médiatique, il se retrouve enfermé dans sa cave, laissé pour mort par sa femme et ses proches. Là, il devra apprendre à survivre, dans un retour à l'état sauvage et au primitivisme qu'un John MacTiernan a du adorer. Pour Arnold, c'est d'abord l'occasion de confectionner des effets spéciaux parfois maladroits – lorsqu'il utilise les transparences – parfois fascinants – lorsqu'il reconstruit entièrement les décors à des échelles gigantesques pour les adapter à la taille supposée du comédien à l'écran. L'attaque du chat, le combat contre l'araignée, l'inondation de la cave ; autant de morceaux de bravoure savoureux qui procurent toujours autant de plaisir.
Dans son dernier acte, L'Homme qui rétrécit change à son tour d'échelle : cette fois, l'homme, réduit à une dimension insignifiante, s'échappe de sa prison et se confronte à l'infini du cosmos. En plus d'être assez juste scientifiquement – l'ordre de nos atomes comme reproduction de l'ordre cosmique – cette fin peut se lire à plusieurs niveaux, comme un appel à se libérer de ses chaînes sociales pour accepter sa place dans une nature qui nous dépasse, ou comme un vibrant plaidoyer pour un ordre divin face auquel on ne peut que se sentir tout petit. Dommage d'ailleurs que la voix-off du film, inutile passée sa première demi-heure, ne vienne aiguiller le spectateur vers cette dernière piste. On rêve du coup qu'un jour, un musicien de talent supprime tout cela et se lance dans un ciné-concert autour du film qui laisserait parler sa pleine puissance visuelle et sa capacité d'évocation.
Côté espagnol maintenant : Embrujo, bizarrerie de 1948 signée par l'inconnu au bataillon Carlos Serrano de Osma. Mélodrame encore, mais sans les scories de Gance, tant le film s'applique à remplacer toutes les séquences attendues par des moments de danse, de chant mais surtout de mise en scène et de montage, avec des expérimentations totalement démentes. Serrano de Osma raconte ainsi des scènes entières par la seule force de ses images surimprimées à l'écran, où il peut juxtaposer celui qui regarde et celle qui est regardée, soulignant le fossé qui se creuse entre ses deux personnages principaux : Manolo, le chanteur de flamenco célèbre mais au crépuscule de sa gloire, et Lola, jeune danseuse qui, elle, commence à devenir populaire. Parce qu'il l'aime, il lui propose de se produire en duo ; parce qu'elle ne l'aime pas, elle se concentre entièrement sur son art et progresse jusqu'à éclipser celui qui l'a découverte.
Même si le flamenco est le genre de musique qui, en général, nous scie profondément les nerfs, impossible de rester insensible à la manière dont Embrujo se nourrit de son énergie mais aussi de sa mélancolie, les laissant infuser dans la mise en scène comme deux impulsions contradictoires et pourtant harmonieuses. Alors que Lola fait le tour du monde avec un nouvel impresario, Manolo sombre dans l'alcoolisme en compagnie de son agent dont la philosophie est : «Boire pour vivre, vivre pour oublier que l'on boit, et boire à nouveau.» Le film ne fait pas que montrer ce qu'est le flamenco ; il en capte l'âme par la structure de son récit, par le rythme de ses images et par la tristesse de sa narration, qui s'ouvre sur Lola vieillie regardant une jeune danseuse lui dédier une chorégraphie, et s'achève sur le tombeau de Manolo. Sans oublier quelques pointes d'humour bienvenues et des personnages secondaires finement croqués – l'habilleuse, le bras droit du manager, l'agent de Manolo... C'est en tout cas la première découverte de taille du festival, le genre de raretés qui donnent encore envie d'aller affronter l'épreuve de la salle et ses désagréments.