Le Moi de la Danse / Boris Charmatz est de retour aux Subsistances, pour un grand entretien et la reprise d'un solo de Tino Sehgal. Le chorégraphe revient sur son parcours, sa perception de la danse et son univers, trop rapidement qualifié de danse conceptuelle.
On vous attribue souvent l'étiquette "danse conceptuelle". Est-ce qu'elle vous correspond vraiment ?
Boris Charmatz : Au-delà de toutes les étiquettes (danse conceptuelle, non-danse...) je suis, et je me ressens avant tout, comme un danseur. J'ai commencé à douze ans, j'ai quitté ma famille pour aller danser, j'ai été formé au Ballet de l'Opéra de Paris et au Conservatoire de Lyon, je suis devenu professionnel à dix-sept ans... Aujourd'hui encore, je danse pour d'autres chorégraphes comme Anne Teresa De Keersmaeker ou Tino Sehgal.
C'est à partir de la danse que j'ai pu écrire, lire, penser, faire des choses variées. Celle-ci est pour moi un endroit de pensée et pas seulement de pratique physique. J'adore transpirer dans un studio de répétition, j'aime aussi parallèlement interroger la place du corps et du danseur.
Et vous aimez aussi bousculer les règles du spectacle, briser les frontières artistiques ?
J'aime l'art tout terrain. À ma sortie du Conservatoire de Lyon, avec Dimitri Chamblas, nous avons cherché un lieu de création et nous avons frappé à la porte de... la Villa Gillet ! Dans un salon, nous y avons créé notre première pièce À bras le corps, un duo qui, ensuite, a été joué au Couvent de la Tourette, sur des pelouses, dans des théâtres, dans un gymnase... Ce duo entrera même cette année dans le répertoire du Ballet de l'Opéra de Paris.
J'ai immédiatement pris goût à ce nomadisme et au fait que la danse puisse avoir lieu ailleurs que dans les salles habituelles.
J'ai pu encore danser avec Steve Paxton dans des écoles où nous n'étions pas annoncés. À Rennes, depuis plusieurs années, je développe avec Le Musée de la Danse une réflexion sur le rapport de la danse aux institutions, sur la manière dont elle est tolérée ou non. J'ai été invité au MOMA à New York, à la Tate Modern à Londres... La danse n'a pas forcément besoin de beaucoup de matériaux, et l'on peut danser dans des musées, sous sa douche, sur YouTube, à la radio, au téléphone...
Il y a aussi une dimension politique dans votre travail ?
Les questions de la communauté, de l'espace public, de ce qui nous rassemble et de nos postures dans l'espace public sont essentielles pour nous au Musée de la Danse. On sait aujourd'hui l'importance de la question de l'assemblée citoyenne et civile avec les sit-in, Nuit Debout... À Rennes, on s'interroge sur une assemblée proprement chorégraphique, par la danse et où la danse se loge au cœur de la cité : qui y croise qui ? Quel espace public existe-t-il aujourd'hui où l'on voit davantage de soldats armés que de danseurs désarmés ? Qui est celui qui observe, celui qui ne fait que passer, celui qui danse ?
Je pense que la danse est un bon médium pour interroger notre manière d'être ensemble, et pas uniquement à travers la notion, attendue, de fête.
À Rennes, sur une place, l'événement Fous de Danse a réuni 16 000 personnes autour de choses aussi différentes que les danses folkloriques, les danses urbaines, les danses les plus pointues, le Soul train, le défilé... La danse peut rassembler beaucoup de gens dans le but de se questionner, de se remettre en mouvement et de changer des postures. À l'heure où notre société est figée par le terrorisme, le chômage, la sécurité, la privatisation, la danse donne des possibilités d'assouplissement.
Parmi vos nombreuses et diverses sources d'inspiration, on découvre avec étonnement... Roland Barthes ?
J'ai été un grand lecteur. À un moment de mon travail, Roland Barthes a été important. J'avais même inventé à Lyon une sorte d'école, où nous nous échauffions et nous entraînions en écoutant ses cours enregistrés du Collège de France. J'ai lu ensuite son cours sur le Neutre avec son idée de suspension au-dessus des conflits. Cela m'a intéressé, même si cela peut paraître très éloigné de moi et de mon histoire familiale, marquée par le militantisme, la Résistance, l'engagement. À Rennes, nous avons organisé une exposition sur le thème de la danse et de la guerre : c'est aussi un art problématique, ambivalent, avec sa part de dangerosité, de négativité, d'action néfaste...
Pourquoi avoir choisi de reprendre un solo de Tino Sehgal ?
L'artiste anglais Tino Sehgal a basculé du monde de la danse et de la scène à celui de l'art et des musées, en proposant notamment des pièces immatérielles à de grands musées, qui ne sont pas vraiment des performances, mais comme des sculptures vivantes...
Auparavant, il avait effectué le chemin inverse, en invitant le musée sur la scène, et sa première pièce (sans titre) (2000) est un solo où Sehgal, nu, sans décor, effectue une sorte d'exposition de la danse au 20e siècle, en se promenant dans ses vestiges, ses souvenirs, une pluralité de mouvements.
Avec Frank Willens, nous présenterons deux versions de ce solo. Il est difficile. Et c'est en même temps un vrai plaisir de le danser, en se donnant pour tâche impossible d'être tour à tour un interprète de butô, de Martha Graham, de ballet, etc..
C'est l'occasion de souligner l'importance de cet artiste qu'est Tino Sehgal.
(sans titre) (2000) de Tino Sehgal par Boris Charmatz et Frank Willens
Aux Subsistances du 2 au 4 février
Rencontre avec Boris Charmatz
Aux Subsistances le samedi 4 février à 17h aux Subsistances