Street Art / Véritables artistes visuels, Kid Kreol & Boogie travaillent ensemble depuis onze ans à la création d'un imaginaire longtemps annexé par les dominants. L'histoire douloureuse de l'île de La Réunion se mue en des éclats poétiques où les voyages, les connaissances historiques et anthropologiques s'alimentent : l'expérience personnelle habite un récit universel.
Vous vous êtes rencontrés à l'École des Beaux-Arts de La Réunion, quel était le regard porté sur votre travail de graffiti dans cette institution ?
Kid Kreol : Quand on s'est rencontré, on avait déjà quelques années de graffiti dans les pattes. Arrivés aux Beaux-Arts, ça s'est plutôt mal passé, les professeurs ne comprenaient pas ce qu'était le graffiti. Quand on disait graffiti, on parlait de Warhol, Basquiat ou Keith Haring, du coup c'était assez brutal car on nous disait que notre boulot c'était de la merde. Ça nous a beaucoup servi, on a passé quatre ans à peindre ensemble et à déconstruire notre univers.
La culture réunionnaise étant plutôt orale et sacrée, comment les anciennes générations perçoivent votre retranscription de celle-ci ?
Boogie : On a un peu de tout comme réaction, aussi bien des réactions positives, que des gens disant que ce qu'on fait, c'est le diable, le démon. Après, ce sont justes des interprétations... L'idée de notre travail c'est vraiment de faire apparaître un imaginaire dans l'espace public, donc c'est gagné quand les gens le voient et le ressentent.
Kid Kreol : On touche au sacré et comme le sacré, c'est tabou, faut pas jouer avec. Que les avis soient positifs ou négatifs, on continue notre pratique.
Et chez les plus jeunes, voir vos œuvres qui se nourrissent de la culture ancestrale, est-ce que ça les pousse à s'y intéresser davantage ?
Boogie : Notre travail part du postulat que la culture réunionnaise est essentiellement orale et qu'on n'a pas vraiment d'image, ce qui a été le déclencheur de notre travail était de combler ce manque et l'interpréter. Aujourd'hui, la culture passe essentiellement par l'image et cette culture de l'image accélère la disparition d'une culture qui se base sur les histoires, les récits. Nous, on injecte cet imaginaire dans l'espace public et chez les gens, c'est le moyen de le faire vivre. Est-ce que notre travail pousse beaucoup de jeunes à se documenter, je ne sais pas, mais même s'il y en a très peu, c'est déjà gagné.
Kid Kreol : Peut-être qu'il y a une conscientisation plus forte du territoire, Boogie disait qu'il n'y n'avait pas d'imagerie, mais il en existe une qui est coloniale, folklorique. On s'est positionnés par rapport à elle, pour lutter contre elle, ce n'est pas du tout l'imaginaire intime de La Réunion, c'est soit une carte postale, soit des images assez dures car c'est toujours le dominant qui dessine le dominé, et nous, nous voulions nous dessiner nous-mêmes pour nous-mêmes, et pas pour faire plaisir au regard de l'autre ou pour rentrer dans les cases de la pensée dominante.
Comment déconstruit-on un imaginaire qui n'est pas en phase avec la réalité ?
Kid Kreol : Boogie et moi, on a toujours été curieux de notre histoire, de nos ancêtres, de la géographie, des légendes, etc. On a eu la chance d'avoir un atelier dès notre première année aux Beaux-Arts dans un local associatif avec d'autres artistes, où il y avait beaucoup d'historiens, d'anthropologues qui passaient, et aussi des artistes de la génération précédentes qui avaient déjà traité le sujet. Eux, ils travaillaient sur l'histoire coloniale, l'esclavage, parce que c'était le moment d'avoir ce combat. Grâce à ces gens, on a eu plein de clefs et de références.
On a construit cet imaginaire en ayant des connaissances historiques, anthropologiques et en puisant dans notre histoire familiale. Ça prend du temps à se construire sans tomber dans les pièges du folklore. Notre boulot a aussi un côté mystique et spirituel. On est deux, on construit des images en ayant des révélations et pas seulement en étant dans une position de création. Pour nous cet imaginaire il existe, on est seulement ses outils, ses petites mains. Et tout prend beaucoup de temps, nous sommes en perpétuelle gestation. Chaque chapitre de nos onze années de travail ensemble est venu sur des intuitions.
La notion de paysage prend une part extrêmement importante dans votre travail.
Kid Kreol : À La Réunion, les montagnes sont considérées comme un espace de liberté parce que les esclaves se sont échappés là-haut, ils y ont créé un royaume d'esclaves marrons libres.
Boogie : Il y a une forte personnification du paysage, c'est une entité, on s'y projette. On a retrouvé peut-être seulement cinq squelettes de ces esclaves qui se sont enfuis dans les hauts alors qu'ils étaient des milliers. On dit que ces Marrons-là se sont fondus dans le paysage, qu'ils ont pris la forme des montagnes, des arbres, c'est pour cette raison qu'on rend les montagnes vivantes, en leur donnant des corps.
Kid Kreol : Notre travail sur le paysage a un appui littéraire grâce à des poètes et à Jules Hermann qui a écrit à la fin du XIXe siècle Les révélation du grand océan, il y décrit La Réunion comme un lieu où persistent des traces d'une civilisation très ancienne, les Lémuriens (Kid Kréol & Boogie ont illustré quatre couvertures de publications posthumes d'Hermann éditées aux Corridor Bleu, NdlR). Hermann a inversé les pôles de la création en disant que l'humanité venait de La Réunion, Madagascar et Maurice. Il a eu cette rêverie par rapport au paysage qui a été une clé de lecture importante pour notre travail. Cet appui littéraire nous permet de réécrire notre propre mythologie, on réécrit cette idée qui dit que tu ne peux pas t'évader au-delà de l'île, il fallait que par l'imagerie, on casse cette frontière. Au fur et à mesure, on a grimpé une échelle jusqu'à aller au cosmique, pour terminer vers la lumière. On remonte le temps, on réécrit une préhistoire, celle de La Réunion.
Où en est la conscientisation territoriale aujourd'hui ?
Kid Kreol : Vaste sujet (rires) ! Elle est surtout culturelle, artistique et on espère qu'elle va gagner du terrain au niveau politique.
Boogie : Ça prend du temps. Au niveau culturel ça avance assez bien, au niveau du théâtre, de la danse, des arts plastiques, de la musique, etc.
Kid Kreol : Conscientiser le territoire de La Réunion, c'est conscientiser l'Océan Indien, on échange avec Maurice, avec Madagascar, ce sont nos terres d'origine, les esclaves venaient de Madagascar, du Mozambique. On essaie de voyager dans ces territoires, de reconnecter les liens et de comprendre ce qu'il s'est passé.
Pour peindre l'Autopont Pasteur, vous vous êtes connectés à la culture malgache.
Boogie : L'œuvre va s'appeler L'Axe du monde - Axis mundis, dans différentes mythologies c'est le cinquième point cardinal, ce qui relie le ciel et la terre. Chaque point cardinal, Nord, Sud, Est, Ouest, représentera un élément de notre univers en écho avec la culture malgache. L'Est représente les ancêtres, l'Ouest, la vie quotidienne, le Nord c'est la lumière et le Sud, la matière. Au centre, les vingts piliers vont représenter les liens entre ces quatre points-là.
Kid Kreol : Le projet de l'Autopont est très particulier au niveau des formes et de la disposition. Quand on a eu la proposition du projet par le Musée des Confluences, on était aux Comores et ensuite à Madagascar. On savait que les Malgaches avaient cette vision des quatre points cardinaux. Chaque chose a une place, dans la maison chaque élément est placé selon les points cardinaux. C'est à Madagascar que tout a pris sens. Ces 1000 mètres de mur sont un moyen de mettre en avant notre connexion avec Madagascar et de la mélanger avec notre univers et notre mythologie.