Portrait / En couleurs ou en noir et blanc, les photographies de Karim Kal ne caressent pas le regard dans le sens du poil, et encore moins notre société "démocratique" dans le sens de sa bonne conscience. On y perçoit pour notre part, aussi, beaucoup d'émotions et de poésie...
Se lancer dans le portrait d'un photographe, la belle affaire ! Surtout d'un photographe qui s'est lui-même risqué au portrait, au début des années 2000, et qui en est vite revenu. « J'ai évacué la notion d'exemplarité des histoires spécifiques, individuelles, qui opérait dans mes portraits, par exemple dans Les Miroirs de 2009. J'étais gêné par leur potentiel illustratif, trop réducteur pour les protagonistes » expliquait Karim Kal lors d'un colloque au Lycée du Parc en mars 2019. Il renchérit au cours de notre entretien chez lui : « en 2011, j'ai perçu les limites de l'histoire individuelle quand on traite de la question collective ». L'année 2011, c'est un point de bascule dans le travail du photographe : c'est l'année où, après la couleur et la figure humaine, le noir vient occuper une place prépondérante, voire littéralement centrale, dans ses images, l'année des prises de vue nocturnes avec des temps de pose rapides et l'utilisation de flashs de faible portée.
Dans la cité (le ghetto?) d'Évry, il saisit des immeubles comme de véritables protagonistes d'une réalité dramatique, bâtiments sombres, inquiétants, fantomatiques, « vénéneux » tient même à ajouter Karim Kal. Après cette résidence à Évry, l'artiste mène des ateliers en prison, découvre l'univers carcéral en même temps que les livres du philosophe Michel Foucault (Surveiller et punir au premier chef), revisite les œuvres d'artistes post-minimalistes tels que Peter Halley ou Olivier Mosset. « Je comprends alors que les problèmes de géométrisation, de rationalisation du réel, sont autant d'outils politiques coercitifs, à l'opposé de toute idée de démocratie. » Telle est la leçon de Foucault : nous croyons vivre en démocratie, mais nous vivons concrètement dans une société de la discipline ou du contrôle, société qui, de surcroît, ne cesse de refouler à l'intérieur d'elle-même son "dehors" : le fou, l'anormal, l'immigré, le pauvre...
Constat amer
L'enfance et la jeunesse de Karim Kal semblent pourtant avoir été assez tranquilles, dans un village de Haute-Savoie et non dans une banlieue, puis en intégrant différentes écoles d'art et de photographie. On note même un fort contraste entre l'affabilité, la douceur de Karim Kal, et la dureté, le coupant de ses propos et de sa critique photographique du réel contemporain. L'angoisse, la violence architecturale et urbaine, l'âpreté, sautent aux yeux de ceux qui regardent ses images.
« Mon travail n'est pas bienveillant ! J'ai un tel rapport critique à mon environnement que je ne peux pas être bienveillant. J'ai un sentiment fort de discrimination et de liberté toute relative dans notre société. Depuis dix ans, je me confronte à la dimension institutionnelle des territoires, je vois comment les collectivités, l'État, (mal)traitent leurs populations... ».
Un constat amer comme peut le rapper Kery James, dans un clip formidable signé Leila Sy. Ou comme nous le confie avec finesse Françoise Lonardoni, historienne de l'art et responsable du service culturel au MAC de Lyon : « j'aime chercher le double fond dans ses images. Dans les photos nocturnes — à la composition magistrale, il faut le souligner — on ressent incroyablement l'organisation de l'espace, sa violence, son vide parfois désespérant, ou les trames trop parfaites de la modernité. À ce moment-là on approche de son vrai sujet. Comment le définir ? Je dirais qu'il déploie une énergie de reconstitution — comme on reconstitue des faits dans le domaine de la justice. Il dispose calmement devant nos yeux les signes de l'organisation sociale, les contraintes invisibles, les effets de la relégation sur les plus fragiles. »
Ouvrir des fenêtres
Mais il y a aussi dans les images de Karim Kal un au-delà (ou un en-deçà) de la violence sociale et politique. L'abstraction noire quasi picturale qu'il met en scène dans ses photographies est à la fois un outil de lecture critique et l'ouverture à un espace non discursif, que nous qualifierions même de... poétique ! « Contrairement aux Becher (dont j'admire le travail, leur minimalisme, leur rapport critique à notre civilisation), je ne tiens pas ma subjectivité à distance. J'avance aussi beaucoup avec mes émotions » confirme Karim Kal.
Ces jours-ci, le photographe réalise dans la métropole lyonnaise un projet en couleurs où chaque image a pour centre une fenêtre ouverte sur la nuit, et où on peut lire les détails du lieu photographié à la périphérie de cette sorte de monochrome noir. Plusieurs séries sont prévues dans plusieurs lieux emblématiques : un hôpital, une prison, des logements d'une cité, un lycée... Encore une fois l'image relève ici tout à la fois de la violence architecturale, de l'ouverture-fermeture poétique au noir, du décentrement, de l'expérience matérielle et concrète d'un lieu, de la pudeur et de la sobriété. Du silence et de la méconnaissance aussi : car si Karim Kal tente de se mettre à la place des usagers ou des habitants, de nous faire partager leur expérience d'un lieu, il ne cherche jamais pour autant à imposer un discours ou à assener un savoir... « Pénombre obscure source pas su. Savoir le minimum. Ne rien savoir non. Serait trop beau. Tout au plus le minime minimum. L'imminimisable minime minimum. » comme dirait Beckett dans Cap au pire.
Minces comme des lames
Ce noir béant, absorbant ou rejetant, ce noir poétique et inquiétant, nous pouvons l'interpréter comme la tache aveugle de notre société, autant que la tache aveugle de chacun d'entre nous. Cet insu, ce refoulé, ce dehors qui nous habite, cet espace du dehors n'a pas à être éclairé ni expliqué, mais à être présent à la conscience, au regard. Pourquoi ? Parce qu'il signifie, d'une part, la mélancolie et le constat implacable face au désastre démocratique, la résignation noire et endeuillée devant la mise à mort de nos libertés. Et parce qu'il signifie aussi ce foyer vivant du possible, de la recréation des signes et des matériaux, des formes et des architectures. Les images de Karim Kal se situent entre ce dedans noir et ce dehors gris du monde, tous deux ambigus. L'image, alors, peut se dire elle-même (en détournant des mots de Beckett) : « mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde... ».
Karim Kal, Arrière-pays (éditions Loco)
Au Musée d'Art Contemporain jusqu'au 5 janvier 2020
Café photographique
Au Bleu du Ciel le mercredi 20 novembre à 19h30
Repères
1977 : Naissance à Genève d'un père algérien et d'une mère française. Vit actuellement à Lyon
2001 : Diplôme de l'École Supérieure des Beaux-Arts de Grenoble
2003 : Diplôme de l'École de photographie de Vevey (Suisse)
2007 : Participation à l'exposition inaugurale du Musée de l'Histoire de l'Immigration à Paris
2013 : Rendez-vous à l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne. 14e Biennale d'Art Contemporain
2019 : Publication de Arrière-pays, monographie de l'artiste, aux éditions Loco. Participation à la 15e Biennale d'Art Contemporain de Lyon dans le cadre de Veduta