Cinéma / Coutumier d'une certaine discrétion, parfois autarcique, l'Institut Lumière a été contraint à plusieurs séances de rayons X économiques prescrites par la Chambre Régionale des Comptes. Le bilan vient d'être rendu public : si la santé est plutôt correcte, le médecin formules quelques recommandations. Et pour commencer, de bien suivre les protocoles...
La CRC (Chambre Régionale des Comptes) vient de publier trois Rapports d'observations définitives portant sur trois structures ayant leur siège rue du Premier-Film : Association Institut Lumière, Société Cinémas Lumière, Société Sortie d'Usine Productions. Trois études connexes puisque la même entité, l'Institut Lumière, les unit et la même personne, Thierry Frémaux, les chapeaute. Trois mémoires mettant au jour non ces malversations dont les échotiers raffolent (vautours, passez votre chemin), mais une théorie de bizarreries ou de légèretés administratives peu compatibles avec le sérieux attendu de la part d'une institution de cette envergure. Comme si, tout quadragénaire qu'il s'apprêtait à devenir et malgré son budget annuel de 9M€, l'Institut Lumière avait conservé les travers amateuristes d'une petite association de copains de quartier lorsqu'il s'agit de “faire de la paperasse”, gérant les choses “à la lyonnaise”. Or la Chambre des Comptes a beau être régionale, elle n'apprécie pas forcément une gestion “à la lyonnaise“. Trois gravillons sur le tapis rouge, donc. Ça n'empêche pas de marcher, mais on ne voit que ça et surtout, ça agace...
Des bons points
Parce que la CRC n'est pas le gendarme exclusivement chargé de distribuer les coups de trique, l'instance note, notamment, qu'entre 2013 et 2019, la fréquentation de la salle du Hangar est « très supérieure à la fréquentation moyenne des séances dans les salles aux niveaux régional, départemental et de la ville de Lyon ». Carton plein par comparaison avec les salles Art & Essai : « le Hangar affiche un nombre de spectateurs par séance environ 4, 6 fois plus élevé ». Preuve que les choix de programmation ont permis de fidéliser un public, malgré l'érosion du nombre des abonnés (-35, 2%). Même constat pour les Cinémas Lumière (société créée en 2014 par l'acquisition de La Fourmi et des CNP Terreaux et Bellecour, on y reviendra) : la fréquentation progresse à rythme continu de 14 à 17% par an pour atteindre 264 050 tickets en 2019. La CRC mentionne le joli succès de la librairie ouverte en 2018, qui devrait atteindre son seuil de rentabilité dès sa deuxième année. Quant au Festival Lumière, elle le salue comme étant « le moteur de l'Institut Lumière », mais surtout comme étant « devenu en dix ans l'évènement phare de l'association, et un moment important de la vie culturelle lyonnaise », voire « l'un des évènements majeurs du cinéma en France ».
Par ailleurs, l'Institut Lumière présente un résultat économique enviable d'une structure ne s'endormant pas sur ses lauriers : de 2013 à 2018, grâce à l'augmentation des recettes de mécénat, de sponsoring et partenariat, de ventes de biens et services mais aussi de billetterie, la part des subventions dans ses produits d'exploitation est passées de 60% à 40% environ. Une validation objective, tant qualitative que quantitative, du travail accompli.
Un CA lassé ?
C'est davantage sur la méthodologie globale que les sourcils se froncent. Et là, la liste est longue des entorses plus ou moins grosses à un fonctionnement associatif “canonique“. Depuis sa création en 1982 pour, notamment, pérenniser les vestiges du hangar du Premier film, l'Institut Lumière a considérablement évolué, devenant un concurrent sérieux (en notoriété, en fonds et collection, en activité) à la Cinémathèque Française. Sous l'impulsion de son directeur général, l'association s'est diversifiée ; une gouvernance conquérante et couronnée de succès, mais en prenant des raccourcis selon la CRC. En épluchant les documents administratifs (à grand peine, car « l'examen des comptes-rendus des instances depuis 2013 révèle des problèmes d'archivage »), les sages semblent constater que le conseil d'administration joue un rôle de chambre d'enregistrement pour tous les grands projets lancés par la direction générale. En théorie, celle-ci doit « élaborer et mettre en œuvre le projet artistique sur la base d'un contrat d'objectifs (...), en pratique, la Chambre n'a eu connaissance d'aucun contrat d'objectifs, et la rédaction des comptes-rendus des instances ne permet pas de s'assurer que celles-ci se prononcent sur les orientations, mêmes importantes, qui leur sont soumises ». Et de citer quelques grands projets « importants portés par l'association depuis 2013 (...), présentés au conseil d'administration tardivement, voire a posteriori, alors qu'ils auraient nécessité son approbation préalable » : exposition Lumière, le cinéma inventé, rachat des Fourmi et CNP Terreaux & Bellecour (futures salles Cinémas Lumière), fusion avec l'association Frères Lumière, création d'une filiale de production cinématographique, Sorties d'Usine Productions...
Une assertion que conteste farouchement Bertrand Tavernier, président de l'association dans sa volumineuse réponse à la CRC.
À chaque fois, le CA suit. Directeur général trop volontariste, administrateurs trop timorés se reposant aveuglément (et depuis des lustres) sur son énergie d'homme providentiel ? Cela n'est guère compatible avec le principe d'une association, tirant son dynamisme du pluralisme de ses membres. D'ailleurs, la CRC note que le directeur général jouit d'une délégation de signature du Président depuis 2000 (privilège dont ni le trésorier ni le vice-président ne peuvent se prévaloir), et qu'il « tient une place très importante dans [le] déroulement [des] instances. Il présente fréquemment les dossiers et le rapport moral, et la directrice administrative et financière présente le rapport financier, contrairement à ce que prévoient les statuts, et notamment leur article 10. »
Mais, à sa décharge, la tentation est grande de procéder ainsi quand selon certaines sources bien informées, certains membres de droit dudit CA (élus ou représentant des collectivités subventionnant l'Institut) préfèrent consulter leur smartphone durant les réunions que participer aux débats...
À rebours
Si l'on en croit la CRC, la consultation et/ou l'information officielle a posteriori des instances traduit un manque de rigueur dans le respect du formalisme procédural ; sa récurrence un assoupissement (pour ne pas dire davantage) coupable de ces mêmes instance. Il ne s'agit pas pour le CA de “surveiller” au sens policier le travail du directeur général, ni de faire peser sur lui quelque hypothétique soupçon, mais bien de l'accompagner et d'assumer le rôle pour lequel chacun de ses membres a été désigné. La nature ayant horreur du vide, on comprend comment le directeur général Thierry Frémaux a pris de facto cette place centrale, assumant de surcroît la présidence de la SAS Cinémas Lumières (depuis 2014) et de la SASU Sorties d'Usine Productions (depuis 2016), pour rester à Lyon.
Car cette manière de fonctionner “en confiance” expose à des boulettes. Ainsi pour l'acquisition des salles de cinéma, la filiale SAS Cinémas Lumière est créée le 18 juillet 2014, avant la consultation formelle le 19 décembre 2014 du CA (et son vote favorable à l'unanimité), avant encore « que les statuts de l'association [soient] modifiés pour élargir l'objet associatif au développement d'activités de commercialisation en lien avec l'objet de l'association sous la forme de filiales » en décembre 2016. Ce genre de flou approximatif fait désordre. Dans son rapport, la Chambre souligne « que la capacité d'une association est limitée à son objet statutaire. Dès lors, la participation d'une association à une société qui n'est pas utile à la réalisation de son objet peut être frappée de nullité. » Et que « le président ou le directeur général ne pouvaient engager seuls l'association dans un projet aussi important que l'acquisition de salles de cinémas commerciales pour en reprendre l'activité, au surplus, alors que l'objet statutaire de l'association ne prévoyait pas de telles activités. » En d'autres terme, l'affaire aurait pu capoter pour de bêtes histoires de procédures mal respectées. Quand on sait le contexte concurrentiel dans lequel s'est déroulée l'opération, on saisit mal pourquoi ces détails ont été négligés.
Ce n'est d'ailleurs pas la seule question pesant sur la filiale Cinémas Lumière, qui a bénéficié d'avances de trésorerie (légales) entre 2015 et 2019 pour un total de 1, 03 M€. Las ! Aucune convention n'a été rédigée pour formaliser la chose, le CA a été informé a posteriori (comme d'habitude). Il est envisagé de convertir ces avances en recapitalisation sociale, mais la CRC prévient : « la transformation d'une partie de l'apport en compte courant d'associé en capital social devra être soumise à la levée de l'incertitude sur la provenance des fonds mis à disposition par l'Institut Lumière, pour s'assurer que la société, qui exerce au demeurant son activité dans un secteur concurrentiel, n'est pas indûment financée par des fonds publics. De la même manière, les dons perçus par l'association dans le cadre de dispositifs fiscaux en faveur du mécénat ne peuvent alimenter un tel apport en capital. » En clair, il faut tracer clairement la provenance de toutes les recettes. « Le travail de l'association pour affiner sa comptabilité analytique va en ce sens, pour ce qui concerne le suivi des recettes », note avec satisfaction la CRC.
Bien sûr, elle note également un certain laisser-aller dans la rédaction des avenants aux contrats de travail, et déplore le manque d'objectif précis, quantitatif ou qualitatif dans les conventions signées avec les financeurs de l'Institut Lumière (alors que « la circulaire du Premier ministre du 29 septembre 2015 relative aux relations partenariales entre les pouvoirs publics et les associations rappelle que les subventions dont le montant annuel en numéraire dépasse la somme de 23 000€ prévue par le décret n° 2001-495 du 6 juin 2001, donnent lieu de manière obligatoire à la conclusion d'une convention précisant les objet, durée, montant, modalités de versement et conditions d'utilisation de la subvention »)... Toujours le même problème : « tope-là ».
No future ?
Revenons au mode de gouvernance. Les rapport invitent « l'association à faire évoluer ses statuts en fonction de ses besoins et de la réalité de son fonctionnement ». Entre les lignes, la CRC pointe également un défaut touchant l'Institut Lumière, institution préoccupée par la défense patrimoniale, la préservation mémorielle et la valorisation du passé : une sorte de fossilisation dans un présent éternel ainsi qu'une vue à court terme — comme si la perspective de se projeter dans le futur était taboue. Depuis 2013, le même trio Tavernier-Trouxe-Deschamps compose ainsi le bureau de l'association, les deux derniers permutant à l'occasion les fonctions de trésorier et de vice-président. À cet inamovible exécutif s'ajoute la quasi-égalité entre l'effectif du l'assemblée générale et celle du conseil d'administration (qui est censé en être l'émanation), ainsi que la présence de « membres actifs, personnalités reconnues pour leurs actions ou leur compétence dans le secteur de l'audiovisuel (...) [agrées] par le conseil d'administration, qui statue souverainement sur les demandes d'adhésion, sans avoir à motiver sa décision » — au nombre de trois, inchangés entre 2013 et 2017 « en l'absence de demande d'adhésion soumise au conseil d'administration ». « Un risque pour la gouvernance et pour la pérennité de l'association », soulève la CRC, soucieuse de voir le joyau perdurer à ses créateurs.
La même absence d'anticipation se lit dans les caisses : si l'association est à but non lucratif, elle se doit cependant de constituer des provisions « au titre des engagements retraite comme cela est recommandé par l'autorité des normes comptables ». En employant une trentaine de salariés, la plupart sous la convention collective de l'animation, elle aura a verser des indemnités de départ à la retraite dont les modalités de calculs sont connues. Et la CRC de démontrer par l'exemple : « le départ en retraite éventuel de l'actuel directeur général en 2025 aurait pour effet de faire supporter à l'association une indemnité de plus de 130 000 € ».
Si ces dernières années beaucoup des axes de développements et diversifications de l'Institut Lumière ont répondu à des sollicitations extérieures soudaines ou des opportunités immédiates, il en est un toutefois qui s'inscrit dans une réflexion à très long cours : celui de la Cité du Cinéma, dont l'architecture a été confiée à Renzo Piano. Ironie tragique, ce projet devant s'implanter sur le terrain des anciennes usines Lumière risque d'être ajourné sine die du fait de ses « études techniques, financières et économiques » : selon la CRC, l'Institut « indique (...) au regard de l'impact de la crise sanitaire de 2020, [ne pas en avoir] les moyens pour le moment. »
Photographie à un temps t, ces observations définitives délibérées le 23 octobre 2020, après un entretien le 20 mai 2020 (au moment où aurait dû se tenir le Festival de Cannes...), sont fatalement en partie caduques du fait de la pandémie de Covid-19. Elles ont déjà toutefois été accueillies avec la plus grande attention par le président de la Métropole, le maire de Lyon et... le Président de l'Institut Lumière, particulièrement pointilleux et pugnace dans sa lecture. De bon augure, donc.