L'expression «révisez ses classiques» fonctionne à plein sur ce festival Lumière... Quand, à 10h30 et après une nuit de sommeil pour le moins courte, on se retrouve devant un film de 2h40 que l'on connaît par cœur et qui, malgré la fatigue, vous subjugue de nouveau à chacun de ses plans, on ne peut que se rendre à l'évidence : voilà un chef-d'œuvre de l'histoire du cinéma. C'est donc par la projection, dans une copie restaurée magnifique, d' Il était une fois la Révolution de Sergio Leone que l'on a entamé un jeudi mouvementé. Le cinéaste y effectue la deuxième mue de sa carrière : il s'éloigne en cours de route du western et, comme ses deux personnages, s'apprête à mettre le cap vers l'Amérique, la vraie, qui fournira le décor de son ultime film et l'accomplissement éblouissant de son œuvre. Pour arriver à ce but, il fait un détour par la Révolution mexicaine emmenée par Pancho Villa ; mais ce qui frappe le plus, c'est la manière dont Leone fait basculer son récit de la comédie à la tragédie en cours de route. Pendant une heure trente, on rit de bon cœur aux tribulations de John l'Irlandais revenu de ses illusions révolutionnaires et de Juan le Mexicain qui profite du chaos ambiant pour jouer les bandits cupides et détrousser les riches bourgeois hautains, avant de réaliser son rêve définitif : piller la banque de Mesa Verde. Mais, après l'admirable séquence de la trahison, c'est l'émotion qui l'emporte, pour les personnages comme pour le spectateur. En revanche, découverte totale pour la fin de la journée, avec deux des reprises les plus attendues du festival : celles de Soldat Bleu de Ralph Nelson et du Prix d'un homme de Lindsay Anderson. Soldat bleu possède une aura culte liée à sa vision ultra-réaliste du génocide indien, concentré dans le film à travers le massacre d'un campement cheyenne. Or, cette conclusion, aussi terrible soit-elle, n'est pas forcément ce que Nelson réussit le mieux dans ce western iconoclaste. Car le reste du film ne suit pas du tout cette piste-là : c'est un road movie contestataire et bien de son époque (les années 70) entre un puceau timide et coincé et une fille libre, au vocabulaire salé, se refusant à la pudeur hypocrite et n'hésitant pas à avancer des idées franchement progressistes. À la sortie d'Inglourious Basterds, Tarantino parlait de ces films de guerre de série B où, en transparence du sujet traité, les cinéastes parlaient en fait d'enjeux contemporains au tournage du film. ‘Soldat Bleu' fonctionne de la même manière : les personnages représentent cette énergie nouvelle et militante qui envahit les États-Unis et qui s'établit une conscience politique face au conflit vietnamien. Quant au Prix d'un homme, il s'agit d'un très beau film, porté par une grande ambition formelle et romanesque. On y voit un mineur de fond forcer son destin pour devenir rugbyman ; mais cette «brute d'homme», comme il est dit dans un des dialogues du film, va se heurter à un monde qui n'est pas le sien et qui ne peut s'empêcher de le regarder comme «un grand singe s'agitant sur un terrain». La cruauté du film d'Anderson est dans ce regard social impitoyable, qui n'aurait pas déplu aux frères Dardenne : car Frank ne fait rien pour arranger les choses, sa nature brutale s'accentuant au fur et à mesure où le récit avance. Ce qui lui résiste, il cherche à l'arracher par la force, à commencer par la veuve qui l'héberge et dont il ne voit pas l'évidente compassion, trop pressé de rendre officiel une liaison qui est à ses yeux nécessaire à son intégration dans la bourgeoisie locale. Anderson ne fuit jamais les sujets les plus dérangeants, à commencer par l'attirance que suscite, chez les hommes comme chez les femmes, cette virilité mal dégrossie. Il y a du Tennessee Williams là-dedans, et la troublante ressemblance entre l'acteur principal, le génial Richard Harris, et le Brando d'Un tramway nommé désir, pousse à la comparaison. La séance du Prix d'un homme se tenait hier soir au CNP Terreaux, rouvert après une journée de grève la veille. Elle fut précédée de la lecture d'un texte par les salariés (disponible sur le site 'soutenirlescinemascnp.org', qui éclairait la situation, assez confuse la veille. Mais entre temps, un drame s'était produit : le directeur des CNP, le définitivement irrécupérable Galeshka Moravioff, avait mis à pied son programmateur Marc Artigau pour «faute grave». Artigau accompagnait Régis Wargnier pour présenter le film, et il fit une brève intervention, pleine d'émotion et de pudeur, sur sa situation, soulignant qu'elle était dorénavant une «affaire juridique». Manière de dire que son histoire avec les CNP, qu'il aura portés à bout de bras et avec une fougue exceptionnelle contre vents et marées pendant plusieurs dizaines d'années, s'était arrêté brutalement la veille, sans autre forme de procès. Tous les cinéphiles lyonnais doivent se sentir meurtris aujourd'hui par cette nouvelle, car ils doivent tous beaucoup à la générosité et à l'amour passionnel et inconditionnel d'Artigau pour le cinéma. Cet homme-là, lui, n'a pas de prix !
Christophe Chabert