Il n'y a pas que du bon dans ce festival Lumière. Le troisième jour de projections réservait même quelques déconvenues qui, dans un tel marathon, n'avait qu'un seul intérêt : baisser la garde et souffler un peu. Le pire dans ce que l'on a vu, c'est L'Arche de chasteté, un des cinq films de Shin Sang-ok présentés au festival, cinéaste sud-coréen inconnu — on n'osera pas aller jusqu'à dire qu'il aurait mieux fait de le rester... Certes, l'état du matériel original, même restauré en numérique, handicape grandement la vision ; à certains moments, la bande-son semble parcourue dans son arrière-plan par les cris de possession de Linda Blair dans L'Exorciste lorsque le prêtre les réécoute sur son vieux magnéto. L'image aussi est parfois floue, ce qui ne rend pas justice au noir et blanc du cinéaste, qui devait avoir plus de classe à l'origine. Mais tout de même : ce mélodrame paraît terriblement attendu, sauf dans son point de départ — une femme sacrifie sa vie à une grand-mère acariâtre et obsédée par la chasteté, au point d'en abandonner amant et enfant. Shin Sang-Ok, par ailleurs, aime énormément filmer en mettant sa caméra de travers. Au début, ces cadres font leur effet ; mais quand on comprend que le cinéaste sort cet artifice de réalisation à tout bout de champ, on flaire le tic un peu vain venant masquer la pauvreté du récit. Sans parler des acteurs qui surjouent le pathos, jusqu'à être ridiculement grimés pour marquer le passage des années. Après cette épreuve douloureuse, on n'a pas eu le courage d'aller en voir plus concernant le cinéaste sud-coréen. C'est le problème des marathons festivaliers : il faut garder l'euphorie, et la moindre perspective d'ennui devient un obstacle insurmontable. Autre déception, pour l'instant : la sélection "Art of noir" de Garnier et Müller. Après le très mineur Le Rôdeur de Joseph Losey, ils proposaient vendredi matin The Threat de Felix Feist. Présenté comme un parangon du genre par les deux animateurs, il s'avère surtout être une médiocre série B, sans aucune originalité narrative ou formelle, avec des comédiens plutôt mauvais et des passages ridicules — dont le jeu sur le futur nom de l'enfant du flic, grotesque. L'équivalent de ce genre de films aujourd'hui, ce serait les productions américaines de genre produites à la va-vite, lancées pendant une semaine dans les multiplexes en version française avant d'aller échouer en DVD dans les bacs des Cash Converters. Circulez, y a rien à voir, donc. À la fin de cette journée un peu plus rude que les autres, une surprise attendait le festivalier curieux (et donc méritant). Lors de la présentation de The lineup, un des inédits de Don Siegel proposés pendant le festival, c'est Clint Eastwood en personne qui est monté sur la scène pour en faire l'introduction. Triomphe immédiat, et classe américaine d'un Clint visiblement détendu, ravi d'être l'invité d'honneur de ce Lumière 2009. On eût droit à quelques rares phrases bien pesées (Eastwood n'est pas un bavard, on le sait...), mais surtout à de drôlissimes regards d'une ironie géniale envers Thierry Frémaux, notamment quand celui-ci évoquait les nombreuses images de Clint qui allaient fleurir sur internet suite à cette soirée. On se serait donc presque cru dans Gran Torino, notamment quand il répondit à la question «Est-ce que Don Siegel a influencé votre manière de tourner vos films ?». Eastwood : «Non, j'aime faire les choses à ma manière.» Il paraît que c'est Eastwood qui a demandé que le festival consacre une partie de sa programmation à Don Siegel. Remercions-le infiniment, car c'est bien là la grande redécouverte de cette édition. Siegel a véritablement poussé la série B à son maxima, permettant à ses films d'avoir une facture proche de la série A. C'est évidemment le cas de ses plus grands succès (L'Inspecteur Harry et Le Prisonnier d'Alcatraz), mais c'est souvent aussi celui de productions plus modestes encore. The Lineup, par exemple. Ce n'est pas un chef-d'œuvre, c'est même un objet assez mineur, mais la manière dont Siegel détourne la commande initiale (l'adaptation d'une série télé policière avec deux flics un peu arthritiques) est jouissive. Après une introduction spectaculaire, il suit donc ces deux héros plutôt mous du genou dans une enquête qui s'annonce laborieuse, pour eux comme pour les spectateurs. Après vingt minutes, changement d'optique : c'est le couple de truands du film (dont un grandiose Eli Wallach) qui prend le contrôle du récit, et Siegel se lance dans un festival de mauvais esprit et d'humour très noir. Les deux bad guys insultent les femmes, maltraitent des enfants, et vont jusqu'à tuer un handicapé ! Sans parler d'une scène mémorable où Wallach doit aller faire parler un des passeurs d'héroïne du film dans un sauna, où le sous-entendu homosexuel du film atteint son point culminant. Plus encore, ce qui sidère dans le travail de Siegel, c'est son attention constante à la «production value» de ses films. Les plans de Siegel fourmillent de détails, les décors sont toujours travaillés avec un soin impressionnant, la photo est irréprochable, qu'elle soit en noir et blanc ou en couleurs (L'Inspecteur Harry, présenté au festival dans une copie numérique HD, était sur ce point spectaculaire). C'est pourquoi un Siegel est toujours plaisant à regarder, car l'œil du spectateur est sollicité sans discontinuer pendant toute la durée du métrage. Enfin, il y a l'efficacité Siegel. Efficacité de la narration, sans gras et allant toujours à l'essentiel. Mais cette efficacité est aussi une morale. Alfonso Cuaron, en présentant L'Inspecteur Harry mercredi soir, disait de Siegel qu'il était «le cinéaste le moins sentimental qui soit». Il a mille fois raison : un film de Siegel n'a pas le temps de s'attarder sur les atermoiements moraux des personnages, il va droit au but. Et quand le héros à accompli son devoir tragique, le payant parfois de sa vie, aucune séquence ne viendra glorifier son exploit : les films s'arrêtent en général abruptement, sans verser de larmes et sans applaudissements superflus. Il faudrait mettre bout à bout les «The end» des films de Siegel : on y verrait des décors détruits et désolés, des hommes tournant le dos à la caméra, du brouillard et de la fumée. En tout cas, après Clint, Don aura été la deuxième grande star de ce festival !
Christophe Chabert