Musique / Sous la pression de quelques activistes américains, le rap a connu une poussée expérimentale qui a régénèré par contagion tous les autres genres, donnant naissance à des artistes hors-norme et des labels aventureux. État des forces en présence au moment où certaines viennent visiter la Capitale des Gaules.Christophe Chabert
"Les musiques nouvelles ne sont que de mauvaises interprétations des musiques anciennes". Voilà ce que déclare Andrew Broder, autrement connu sous le pseudo de Fog, au moment où sort son troisième album 10th avenue Freakout. Il n'est pas loin de donner ainsi une définition de ce rap mutant qui fournit aujourd'hui la frange la plus stimulante de la musique "actuelle". Fin des années 90 : au moment où la musique électronique connaît une période de flottement, où la pop et le rock dépoussièrent leurs vieilles recettes à coup de groupes en "The" néo-70's, une poignée d'activistes se réunissent du côté de San Francisco pour créer une contre-allée sur le boulevard du rap et rendre au hip-hop sa puissance originelle. Un sésame allait ouvrir les portes de cette avant-garde qui ne disait pas son nom : "Anticon". Anticon, comme anti-conformisme, anti-conservatisme, anti-consumérisme, soit l'envie revendiquée d'aller de l'avant, renverser les idées et les styles tout en respectant l'esprit qui avait présidé à la naissance du rap : immédiateté d'un discours, détournement des outils (platines, ordinateurs, instruments) et énergie vocale. Anticon, c'est d'abord un collectif dont les visées sont autant politiques qu'artistiques, avec un leader en son centre, l'omniprésent Dose One, rappeur au flow époustouflant, à la voix nasillarde et aux positions militantes tranchées. Anticon est devenu ensuite un label incontournable en matière d'expérimentations hip-hop ; ni ghetto, ni élitisme, mais recherche d'une voie singulière pour véhiculer du sens et de l'émotion. Anticon est aujourd'hui une sorte de soleil avec un nombre croissant de satellites, envoyant ses rayons (ses artistes) sur toutes les planètes qui l'entourent. Soit la meilleure façon de mettre en orbite cette esthétique nouvelle.Génération AntiÀ peu près au même moment, du côté de New-York, un groupe va faire parler de lui et imposer une autre vision du rap : Anti-Pop consortium. Cette assonance troublante sèmera parfois la confusion, mais cette anti-attitude affirme un désir commun d'apporter du sang neuf. Les trois membres du groupe, Beans, High Priest et M. Sayyid, ont une large et hétéroclite culture musicale ainsi que l'expérience solide de la scène spoken word (poésie déclamée avec une scansion rythmique proche du rap) ; leur premier album, Tragic Epilogue, a fait l'effet d'une bombe. Associant ambitieuses trouvailles électroniques et prouesses vocales, il a littéralement inventé une forme qui a tout de suite séduit ceux que le hip-hop "classique" rebutait. D'où deal rapide avec le label anglais Warp, infatigable chasseur de têtes techno qui s'offrait ainsi sa première signature rap. Leur deuxième album, Arrythmia, confirmait et amplifiait le génie d'Anti-Pop Consortium en révélant sa faiblesse : les trois larrons ont de fortes personnalités, si fortes qu'elles ne pouvaient à terme que faire chambre à part dans un appartement musical trop étroit. Le divorce obtenu, Anti-Pop donne naissance à deux projets : Beans dégaine le premier, avec trois albums solo somptueux où son flow majestueux s'accorde jusqu'au vertige à une musique empruntée aux premiers morceaux de rap des années 80. Un peu plus tard, Sayyid et Priest refont surface avec Airborn audio, proche dans l'esprit des premiers exploits d'Anti-Pop.Lexception qui confirme la règleAnticon et Anti-Pop vont radicalement changer la donne hip-hop ; s'engouffrant dans cette brèche ouverte, groupes et labels feront feu de tout bois pour imposer cette nouvelle voie sur l'échiquier musical. Le phénomène est mondial : niveau artistes, Prefuse 73 en Amérique, TTC en France, Buck 65 au Canada, Funkstorung en Allemagne... Niveau labels : Big Dada à Londres, Definitive Jux et Mush aux Etats-Unis... Autant d'approches du hip-hop en rupture complète avec la génération précédente, par des compressions électroniques, de l'ironie mordante ou de la confession intime et impudique. Mais la vague a un deuxième effet, inattendu : certains artistes venus du hip-hop vont importer cet esprit vers d'autres genres musicaux. Sur ce point, le label Lex jouera un rôle décisif. Sous-division de Warp, il a pour fonction d'accueillir les artistes que son grand frère électro n'a pas le loisir d'héberger. Rapidement, il va devenir le vrai laboratoire de ce hip-hop d'avant-garde qui se défie des classifications et choisit de se mêler de tout : Boom Bip croise rock et électronique, Fog et Hymie's basement inventent une forme de folk cubiste et dépressive, Subtle tente l'hybridation entre hip-hop et rock progressif, Danger Mouse sublime les scories rap en en faisant une arme de destruction massive sur le dancefloor... Si Anticon posait les bases d'une révolution, si Anti-Pop en fournissait le mode d'emploi et si quelques solitaires intempestifs jouaient les petits chimistes à travers le monde, Lex représente l'accomplissement de ce grand soir musical. Du design des pochettes (cartonnées et en relief) à l'excellence de ses productions, le label offre la meilleure base d'observation pour constater les métamorphoses en cours dans la musique populaire : une grande orgie entre tous les styles avec en ligne de mire deux principes inusables, le plaisir permanent d'inventer et la réinvention permanente du plaisir. L'avenir, c'est une certitude, lui appartient.Beans, en live au DV1 le mercredi 20 avril